von Rauffenstein a écrit:Je sais parfaitement ce que je dis. Et je ne joue pas les innocents qui n'ont jamais parlé de la France de la délation dans Amélie Poulain.
Bon, allez, bonnes fêtes quand même. Force pas trop sur le foie gras.
Von Rauffenstein,
Tu sais parfaitement ce que tu dis? Admettons. Cependant tu souffriras que je sache également
"parfaitement ce que je dis". Je peux donc conserver la postérité et la primeur d'analyse de mes propres mots, à moins que tu ne me dénies ce droit en
"sachant mieux que moi ce que j'écris" et au travers de ce que j'écris, ce que je veux dire.
À la réflexion, si tu étais de bonne volonté l'exemple de ton incompréhension et de ton interprétation hasardeuse serait amusante, parce qu'elle illustre assez bien les différents modes de réception dont je parlais à propos d'Amélie Poulain. Je reprends donc pour ne pas encourir le reproche "d'individualiste soviétique".
Tu connais des intellectuels, alors si tu as un doute, vérifie avec eux les propositions suivantes:
La
"fable" est toujours comprise comme une histoire à élargir de façon à en tirer pour soi les conclusions qui s'imposent, et
"l'histoire singulière" est libre d'être appliquée à soi ou de prendre comme une simple histoire. Le spectateur devant le film peut opter pour l'un des deux grands types d'usage possible du film: soit considérer qu'il
"montre" (il est
"descriptif"), soit qu'il
"démontre" (ce qui le prédispose par conséquent à jouer un rôle
"prescriptif"). Au sein de la critique bien des polémiques opposent ainsi des personnes qui voient le film comme une oeuvre descriptive (La Haine, La Liste de Schindler, Amélie Poulain...) à des personnes qui le voient comme une oeuvre prescriptive (respectivement: tuez ces salauds de flics de banlieue, Auschwitz au fond ce n'était pas si terrible on y prenait des vrais douches, vive la France lisse et propre).
Comment savoir si le film penche pour la fable ou l'histoire singulière (qui n'aspire pas à avoir valeur d'exemple)? Quand Spielberg fait une histoire singulière où les déportés en camp d'extermination prennent une douche qui est vraiment une douche et où les enfants retrouvent leur famille, c'est risqué, parce que la mémoire collective, sur ce sujet délicat, est marqué par l'histoire-prototype où tout le monde est exterminé. L'argument qui consiste à dire que les petits américains ne sont pas au fait de ce qui s'est réellement passé là-bas et que Spielberg aurait dû profiter de son succès pour raconter une histoire banale donc terrifiante, cet argument est bancal, mais il est recevable. Ainsi on peut lire dans un film comme Shrek (qui se moque de Disney gentiment) le meme genre de répartition idéologique que son ancêtre: si Foumiz raconte une love story qui vient à bout des tabous sociaux (un ouvrier épouse la princesse héritère), à l'inverse Shrek promeut un chacun à sa place relevant moins de l'idée du melting pot que celle de la mosaïque multiculturaliste (les filles avec les garçons, les ogres avec les ogresses).
Je vais prendre un autre exemple, la série américaine Ma sorcière bien-aimée est aisément lisible comme une machine d'assignation à résidence (au sens propre) de ses spectatrices, qu'il flatte (Samantha n'est que l'objectivation du sens propre de l'expression "fée du logis") en montrant que le bonheur domestique est le seul possible (ses superpouvoirs lui offraint un choix incommensurable, elle a préféré celui-là). Mais si l'on considère l'élément extérieur au récit du remplacement de l'acteur au bout de quelques saisons, il est aisé de transformer le feuilleton en machine de guerre féministe "première génération"; l'interchangeabilité des Jean-Pierre signifie que tous les hommes se valent, n'ayant plus dans la société matriarcale qu'un rôle mécanique à jouer dans la reproduction. Et bien entendu tout ceci se retourne aisément: l'impertubabilité de Samantha, qui continue à donner du "Jean-Pierre" à cet autre mari, peut faire horreur et se voir brandi en étendard antiféministe...
Ce qui est amusant c'est de voir comment face à cette question délicate du régime de croyance du spectateur, chacun campe sur ses positions. Pour rester dans ton thème favori, la
"France de la délation", il y avait eu une polémique entre Serge Daney et Claude Berri au sujet d'Uranus, le film de ce dernier. Le cinéaste avait exigé un droit de réponse et ce qui était choquant c'était (outre que la réponse s'ouvrait sur "ma poule") mais le fait que les arguments avancés dans la critique n'étaient pas pris en compte. Berri n'avait pas compris ou affectait de n'avoir pas compris ce que disait Daney (qui lui soufflait par exemple que l'authenticité n'est pas dans le vrai journal d'époque, certifié jauni par le temps, tenu par un acteur). À propos de Délicatesse, Michel Mesnil écrivait en 1991:
"Dans le climat actuel d'hystérie anti-intellectualiste où s'installe la France, il était fatal que cet éloge de la débilité fût accueilli avec enthousiasme".
Je constate que rien n'a vraiment changé, Cétérouge le rappelait à propos des polémiques concernant Amélie Poulain. La seule solution que je connaisse pour ne pas être prisonnier de ces régimes est de chercher le sens. Alors je reprends une dernière fois mon propos sur Amélie Poulain.
"En fait le problème d'Amélie Poulain c'est la manière dont on reçoit le "message" du film. Le film de Jeunet prétend parait-il à la fable, voyons ce qu'il en est, si l'on prend une signification limitée juste à l'histoire ou au sens d'une fable:
-Pour faire le bonheur des autres, Amélie entre chez eux par effraction, espionne, envoie des lettres et des coups de téléphone anonymes.
Histoire singulière: la fin justifie les moyens, tout le monde est plus heureux ensuite.
Fable: Il s'agit d'un plaidoyer pour la France de la délation, du voyeurisme et de la liquidation de la vie privée. L'attitude d'Amélie est normative: qui lui dit que la concierge est vraiment ce qu'elle prétend être, et l'enfermer dans un mensonge romantique va-t-il réellement rendre sa vie plus heureuse?
-L'héroïne, serveuse de bar, n'a pas de problèmes professionnels; on voit également une danseuse commencer à se déshabiller dans un peep-show sans états d'âme.
Histoire singulière: il se peut que des serveuses de bar et des danseuses de peep-show s'épanouissent dans leur métier; et même si ce n'est pas le cas, où est le mal à inventer une histoire où elles sont bien dans leur peau?
Fable: Il s'agit d'une invitation pour les exploités à se dire qu'ils sont bien à leur place, à s'estimer heureux.
-Savoir compléter un proverbe dont l'interlocuteur donne le début est une qualité chez quelqu'un.
Histoire singulière: c'est là l'amusant système de valeurs d'un des personnages de l'histoire.
Fable: Les proverbes constituent un monde stéréotypé et figé (bon chien chasse de race est par exemple une invitation à lire les inégalités sociales comme une fatalité naturelle).
Ce que je décris ici n'est pas propre à ce film, mais Amélie Poulain cultive cela avec une force qui met mal à l'aise. On ne sait jamais trop s'il faut y voir un divertissement fantasiste, une fable, ou un discours sur le monde réel. Le propre d'une critique est aussi d'essayer de trouver ce qui se cache derrière les images anodines qui nous sont présentées. Ainsi par exemple tu écris une phrase: "Je viendrai demain". La détermination du sens dépend de sa signification et du contexte. Est-ce une prévision, une mance, une promesse? Je n'entre pas dans la polémique entretenue par certains critiques sur Amélie Poulain (qui serait un film raciste), je n'y crois pas. Mais je trouve assez médiocre le point de vue de Jeunet. Il nous décrit en fait une fille qui est malade, ne communique pas, rêve de manière mortifère et il estime que d'un coup de baguette magique tout peut s'arranger (cf la fin). Il termine en conte de fée une fiction assez triste sinon d'une personne dont la vie est un échec."
Il me semble que c'est assez explicite. D'autant plus que dans le meme sujet, je précise notamment à Rainier que mon point de vue ce n'est pas que le film c'est la "France de la délation". Normalement je ne me formalise pas d'une mésintérpration, sauf si elle est utilisée comme moyen d'agression. Ce qui est assez amusant d'ailleurs enfin avec toi, c'est que si je fais trop court et t'invite à simplement me relire je suis assimilée (sous forme de question ironique) à une "individualiste soviétique" et que si je développe ma réponse et l'explique, au choix tu as l'impression que je te prends pour un imbécile et sinon tu peux toujours rétorquer que tu ne lis pas des messages trop longs et chiants. Que tu te donnes le beau rôle ne me dérange pas, ce qui m'indispose c'est la manière avec laquelle tu t'autorises des attaques gratuites et incorrectes que finalement il faut mettre sur le compte du fait que tu es comme ça, tu "pètes les plombs" pour ainsi dire.
Joyeux noël,
Silverwitch