Cortese a écrit:Certes mais rompre avec la tradition millénaire du récit autour d'un feu de bois ou sur une place publique (où le récit se fait en collaboration avec le public) ne risque pas de mener à une impasse ? Où a mené l'"art libéré de toute contrainte narrative" depuis un siècle ?
L'exemple du conteur est excellent pour comprendre les limites de ton argument. L'histoire racontée par le conteur est destinée à un public... qui connaît cette histoire ! L'art du conteur n'est pas l'art de l'histoire, mais l'art du récit, de la narration, c'est-à-dire un art de la forme.
Pour écrire autrement et compléter les mots de Hugues, je dirais volontiers qu'un film raconte toujours quelque chose, il raconte toujours autre chose que son histoire. Chaque spectateur le sait, plus ou moins consciemment, que Indiana Jones cherche l'Arche, Luke Skywalker la Force, où que John Wayne cherche sa nièce dans La Prisonnière du désert, il y a quelque chose d'autre derrière l'histoire. Des schémas, des structures invisibles qui visent à répondre, de manière singulière, souvent contradictoire ou au moins problématique, à des questions essentielles: cette quête entreprise par un personnage, n'est-ce pas d'abord et avant tout une quête de l'identité ? Un peu comme Oedipe, précurseur du roman policier, la quête ou l'enquête à la recherche de son identité, "Qui suis-je" ?
Le point de vue, c'est la manière singulière, originale, de transformer une structure abstraite en arrachement concret du spectateur. Au cinéma, cela passe uniquement par l'art de la mise en scène. Ce qui se passe, c'est n'est pas une histoire, pas même un récit, mais un point de vue.
Cortese a écrit: Quand on voit ce que sont devenus le théâtre, l'architecture, les arts plastiques, le roman, la poésie, la musique ? Ça a mené où, sinon à des expérimentations formelles arrogantes à la limite de la farce et dont le peuple s'est radicalement détourné ? Que devient l'art sans le peuple ?
Si je remplace "peuple", par "public", je partage ton point de vue. L'art ne peut se passer du public. Cela pose en fait une question un peu différente, en prolongement: pourquoi les arts se séparent-ils du public. Il y a différentes réponses, mais la question de l'actualité sociale (j'emploie ce terme rapidement, faute de mieux) est prégnante: la peinture plonge vers l'avant gardisme quand elle perd son usage social à l'arrivée de la photographie, de même pour le théâtre qui fait l'épreuve de la radicalité géniale et sans issue au moment de la peine expression du cinéma, avec Samuel Beckett ou dans un tout autre genre, Paul Claudel ? Mais d'un autre côté, n'est-ce pas aussi lié à l'histoire des arts d'un côté, et à l'épuisement de la transmission artistique de l'autre ?
Le cinéma et la littérature à l'estomac, les sentimentaleries, les romances à l'eau de rose, voilà les usages populaires de la littérature, de la musique ou du cinéma. L'usage social des oeuvres détruit la création artistique à laquelle elle est pourtant indispensable. Pour apprécier les oeuvres d'art, il faut les séparer de leur usage, de leur utilité comme disait Nietzsche. Si l'art veut retrouver un sens, il doit à la fois renouer avec un rapport social au monde et préserver sa relation à l'individu. Même au milieu d'une salle de cinéma, l'art s'adresse à l'individu en ce qu'il a d'unique. L'art est une célébration de l'esprit et de l'unique. Croire que ce qui est unique peut être sauvé, c'est peut-être la seule morale de l'Art. Il faut prendre le problème en miroir: peu importe qu'un film soit vu par mille ou un milliard de spectateurs, peu importe qu'il soit potentiellement difficile d'accès ou non, ce qui importe c'est la singularité de son point de vue. En mathématiques comme en philosophie, ce qui est dit d'une manière pourrait l'être d'une autre. Pas avec la création artistique qui découvre et révèle un mystère singulier, inséparable de sa mise en forme, de l'oeuvre, miroir sensible. Il n'y aura jamais d'autre John Ford, d'autre Kubrick, d'autre Mozart, Beethoven, Vermeer, ou Stendhal.
Un regard qui en rencontre un autre par le miroir d'une oeuvre permet de voir l'invisible, l'esprit, l'âme, appelons-ça comme on veut. C'est ça qu'il faut sauver, chercher, découvrir, révéler. Tout le reste est accessoire.