de Nuvo le 13 Sep 2005, 00:24
Editorial
La France à son rang
par Jean-Marie Colombani
LE MONDE | 12.09.05 | 13h44 • Mis à jour le 12.09.05 | 13h44
Au lendemain du cruel et cuisant verdict du référendum sur la Constitution européenne, qu'il avait organisé et qu'il a perdu, Jacques Chirac avait annoncé au pays des jours "difficiles".
Les difficultés commencent à poindre, en effet ; le malheur est que le chef de l'Etat y contribue plus que de raison. Il aura suffi d'un "pépin de santé" selon l'expression du premier ministre pour que s'installe un mode de direction dynastique, tout entier ordonné en vue de la mise en scène et en place d'un "dauphin".
Le moment le plus spectaculaire en sera le face-à-face à l'ONU entre Dominique de Villepin et George Bush, formidable anticipation du souhait présidentiel de choisir lui-même son successeur.
L'objection vient immédiatement : ce n'est tout de même pas la faute de Jacques Chirac si, malade, il demande au premier ministre de le suppléer. Sauf que cette mise en place progressive du dauphin n'est jamais qu'accélérée par l'épisode médical subi par le chef de l'Etat. S'installe donc progressivement une situation politique confuse qui n'est pas la bienvenue, au moment où précisément il faudrait prendre à bras-le-corps les "difficultés" du pays, amplifiées par le non au référendum. Il n'est jamais bon d'organiser l'incertitude politique au moment où il faudrait convaincre le pays d'un effort inédit.
Passons sur le moment tout aussi dynastique qu'a représenté le bref séjour de Jacques Chirac à l'hôpital : l'"information" donnée au pays aurait dû être médicale, elle ne le fut pas, car les médecins militaires en l'occurrence ne peuvent être délivrés du secret que par l'intéressé ; à plus forte raison quand ce dernier est aussi chef des armées.
Mais l'essentiel n'est pas là. Il réside plutôt dans ce constat : l'échec du référendum a bel et bien réduit le statut de la France, atténué l'écho de sa voix, bref, abaissé son rang ; et ce durablement. La France, en Europe, n'est plus en mesure d'exercer un leadership que le texte constitutionnel avait aussi pour objectif de restaurer. Une part de la modeste conquête de popularité par le nouveau premier ministre s'explique d'ailleurs par une allure et un statut acquis devant l'Assemblée générale des Nations unies qui masquent, par l'image, la réalité de cet abaissement ; quand le président renvoie au contraire à celui-ci.
A cela s'ajoute le fait que la classe politique et, avec elle, le pays tout entier ont perdu le levier pour la réforme qu'ont constitué pendant trente ans les avancées de la construction européenne : désormais, les difficultés comme leurs solutions ne peuvent plus être abordées que de manière directe, sans détours et sans le prétexte de la règle bruxelloise. Et si la France veut un jour à nouveau prétendre à un nouveau leadership en Europe, il lui faudra relégitimer son action à partir de ce qu'elle sera capable de montrer par elle-même : son rayonnement futur dépendra bien davantage de sa capacité à se réformer et à tenir son rang dans la compétition mondiale ; l'échappatoire que constituait l'Europe n'existera plus de la même façon : voilà nos dirigeants seuls face à leurs responsabilités.
De ce point de vue, le premier ministre inscrit son action dans le droit-fil de celle du président de la République, qui n'a cessé de dire qu'il veut "défendre" le modèle français.
Propos consensuel s'il en est, malgré les carences criantes dudit "modèle" : construit en lien direct avec l'emploi, il pénalise désormais l'emploi et n'est plus dirigé vers ceux qui en ont le plus besoin : doit-on rappeler que les morts de la canicule de l'été 2003 auront été, selon toute probabilité, plus nombreux que les victimes américaines du cyclone Katrina ; ou que 30 000 demandes de logement social restent insatisfaites dans la seule région Ile-de-France
Mais les deux plus hauts responsables de l'Etat plaident que la mondialisation privilégie les forts et constitue donc une menace pour la tradition française de solidarité envers les faibles.
Le constat n'est pas faux. La stratégie qu'ils en déduisent l'est largement. Loin de croire qu'il faut "protéger" le modèle et le préserver, il faut au contraire l'adapter, et l'adapter maintenant.
Pourquoi ? D'abord parce que, comme l'a dit Thierry Breton, le modèle n'est plus défendu qu'à crédit. La France a les impôts parmi les plus lourds des pays européens, mais le niveau de la dépense publique est tel que l'Etat doit, en plus, s'endetter année après année. Depuis trente ans, la dette publique a triplé ; l'Etat dépense 25 % de plus qu'il ne gagne. Qui peut prétendre que l'on va pouvoir continuer impunément ?
Ensuite parce que, faute du "cadrage" politique qui lui est nécessaire, l'Union européenne est entrée dans une compétition du moins-disant, qui peut être meurtrière. Seule l'Irlande parmi les Douze menait une politique active d'impôts faibles pour attirer les capitaux.
Parmi les Vingt-Cinq, cette stratégie, parce qu'elle fut payante pour Dublin, s'est généralisée aux pays entrants puis à l'Autriche et maintenant à l'Allemagne. Que Schröder ou Merkel gagne, il en sera de même : Berlin abaissera l'impôt sur les sociétés. La conséquence doit être maintenant comprise pour la France : il lui faudra s'engager elle aussi dans cette voie, sauf à accepter de décrocher.
Le niveau global des recettes de l'Etat va donc, en attendant un hypothétique retour à la croissance, rester limité. Or, les dépenses vont, elles, être aspirées de plus en plus vers des besoins particuliers liés au vieillissement de la population : retraites et santé.
Que restera-t-il pour les autres dépenses de solidarité (chômage, allocations pour les démunis) et pour celles, essentielles, de la sécurité, de l'éducation, de la recherche, de l'infrastructure. Essentielles car de ces biens publics-là dépend directement la "qualité" du pays, ce pourquoi les capitaux peuvent y venir s'investir créant des labos ou des usines, malgré le niveau maintenu élevé des impôts. La France va devoir faire des choix.
C'est ici qu'il faut admettre que la politique de "préservation" du modèle est arrivée à sa limite. Car, au moment où le modèle craque de l'intérieur, financièrement, l'extérieur lui impose de se renouveler et globalement d'élever son niveau d'exigence : il faut d'urgence des efforts dans l'éducation, la recherche, la haute technologie.
Il y a quinze ans, 1,5 milliard d'êtres humains fabriquaient les biens et les services qui nous entourent : chaises, automobiles, nourritures, banques, téléphone... L'arrivée de la Chine et de l'Inde et des autres géants démographiques comme le Brésil, fait passer ce chiffre à 3 milliards.
Cette révolution mondiale nous impose de revoir ce que nous produisons et comment nous le produisons. Et l'aspiration de cette population nouvelle qui fabrique est de s'insérer au plus vite dans cette mondialisation, à rebours de la tentation protectionniste qui s'installe dans nos pays.
Il est temps de lancer une réflexion sur la place que doit être celle de la France : quels secteurs, quelle spécialisation entre la Chine, l'Inde et les Etats-Unis ? Et en conséquence, quel système éducatif, quelles universités, quels financements, quelles infrastructures, quel niveau d'impôts et, bien entendu, quel niveau de solidarité ? Bref, il est temps de remettre à plat les équations françaises.
Déjà, dans cette compétition, la France perd une partie de son élite en même temps que ses capitaux. Elle perd des talents et un peu de sa richesse, autrement dit des entreprises et des emplois et, au passage la base fiscale sur laquelle peut s'appuyer la solidarité envers les plus faibles.
D'autres pays ont pourtant réussi leur transformation, notamment les pays scandinaves ou la Grande-Bretagne, le Canada, la Corée : chacun à sa manière, aucun ne l'a fait en détruisant les fondements de l'État providence. L'immobilisme corporatiste est pour notre "modèle social" un danger bien plus grave.
Qui fera la pédagogie nécessaire ? Qui nous dira que la mondialisation permet à des milliards d'êtres humains de manger et de vivre enfin décemment ? Qu'elle est une chance si nous savons y participer ? Mais qu'elle impose aussi une mutation historique de notre "modèle", et que le monde moderne ne tuera personne sauf ceux qui restent inertes.