de Silverwitch le 31 Mai 2005, 21:57
Sinon en cherchant tout à l'heure un paragraphe de mon meilleur ennemi Rauffenstein, je suis tombée sur ce que j'écrivais largement à propos de la nation il y a un an:
Le concept de Nation n'est pas d'identifier l'ennemi comme étant extérieur ou Autre. L'Autre au sens propre c'est celui qui n'est pas toi. La Nation ne préserve pas de la peur, elle est le moyen de rassembler les hommes autour d'un foyer commun. La notion d'humanité est trop vaste pour être concrète et la tribu ou pire l'individu sont trop isolés pour agir sur la réalité.
Je dis même plus: le rêve de l'humanisme, qui se symbolise par la figure du pont, pont jeté au-dessus de fleuves impétueux et d'abîmes qui séparent peuples et religions est indissociable de la notion de frontière. Le pont sur lequel on se bat, on s'affronte, mais on finit par se mêler dans une même humanité.
Je pense à une séquence inoubliable de Furyo, le film de Nagisa Oshima. Un officier anglais prisonnier des japonais, dit avec une énergie têtue et désespérée, qu'il ne veut pas se réduire à haïr tous les japonais. Il dit ces mots tandis qu'il est frappé par ses geôliers, qui s'acharnent sur lui avec une brutalité répugnante, obéissant à un antique code de cruauté et de violence rituelles. Le prisonnier résiste à la plus pernicieuse des tentations, celle qui induit un homme à identifier le mal commis par quelques individus avec le peuple entier auquel ils appartiennent, avec leur civilisation; celui qui cède à cette tentation se met à la merci d'une haine aveugle et obtue, qui lui ôte toute faculté de jugement et de discernement, toute possibilité de dialoguer avec les hommes. Cette fureur le rend prisonnier de la bestialité autant que le sont ses abjects persécuteurs qui lui ont instillé avec leurs sévices, le venin de la haine. Les violents disait Manzoni, sont responsables non seulement du mal qu'ils font à leurs victimes, mais aussi de la perversion à laquelle ils les induisent en les poussant à commettre à leur tout le mal.
La force du film d'Oshima est remarquable. Le spectateur prend soudain conscience, et il en est troublé, de l'obscurité féroce qu'il porte en lui, il comprend à quel point il est lui aussi exposé aux impulsions sauvages et régressives, à l'excitation de la vengeance. En assistant aux violences infligées par les soldats japonais, il sent que quelque chose, au plus profond de lui, se réjouit à l'idée de la défaite du Japon, avec ces hécatombes et ses tragédies, ses villes détruites d'une manière atroce. Il sent que lui aussi, potentiellement, peut être pris dans la spirale de la vengeance et devenir son instrument aveugle.
La morale est la capacité de regarder, sans illusions édifiantes, ni sentiments idylliques et bucoliques, la personne humaine dans sa totalité, avec tout ce qui grouille en elle, le potentiel de grandeur mais aussi d'infamie latent dans tout individu. Dans le film d'Oshima, l'ambiguité implicite est donnée du fait que la cruauté de ces soldats japonais est montrée par un cinéaste japonais. Fasciné par la parfaite impartialité du récit, le spectateur s'aperçoit, s'il ne resiste pas à la haine généralisée, qu'il finit par haïr tous les Japonais et donc aussi Oshima, l'auteur. Son film réussit à mettre en lumière et désamorçe, en l'étalant au grand jour, la violence des japonais et la haine envers les japonais. Oshima sait bien que certaines formes de violence résultent d'une civilisation toute entière et la mettent en cause. Dans les sévices infligés aux prisonniers ne s'expriment pas seulement les excès de quelques individus, mais bien l'ethos, la forme, le rite de toute une civilisation, sa familiarité sacrale avec la cruauté.
L'officier anglais est exécuté, se souvient d'une faute qu'il a lui même commise autrefois lors des cruels rites d'initiation imposés aux nouveaux dans les collèges anglais. Il y a là non seulement la brutalité de quelques individus et également celle de toute une civilisation. Toute tradition a son noeud d'aménité et de violence, ses dieux. Pourquoi devrions nous respecter d'éventuels dieux qui se cacheraient plus loin que l'idée de nation. Serions nous moins injustes alors? Non. Nous devons certes respecter les dieux des autres nations, mais aussi avoir à l'esprit que les dieux étrangers peuvent être aussi des idoles barbares au même titre que tant de fétiches de chez nous, que la morale du samouraï peut cacher tout simplement une vulgarité ritualisée comme celle des collèges anglais. Aux traditions, aux usages, quand ils font offense à l'humanité, il faut opposer les lois non écrites, comme Antigone. Le mal dérive de la prétention d'être dans le juste, c'est exact Cortese. Mais la condamnation de cette violence dogmatique se réclame à son tour d'une exigence universelle de respect des autres, ressentie comme pierre de touche absolue de l'action.
Dans la dernière scène du film, le Japonais condamné à mort pour crimes de guerre, mais peut-être suggère Oshima, seulement parce que les autres ont gagné, souhaite "Joyeux Noël" dans la langue de l'ennemi; ces mots appris par coeur et prononcés avec effort dans la langue de ceux qui sont en train de l'exécuter, sont déjà au-delà de toute logique de vengeance et de violence. On peut donc penser l'humanité et la totalité, mais cette pensée sera toujours liée à une culture, et à une singularité de chaque culture. Or je crois que sans Nation, il n'y a pas de culture et de langue commune. Comment appréhender ce qui nous est étranger, sans frontière?
Silverwitch
Ça ne se fait pas de jouer de la lyre tandis que Rome brûle , mais on a tout à fait le droit d'étudier les lois de l’hydraulique.