Interview de Raymond Barre, toujours interessant.
RÉFÉRENDUM L'ancien premier ministre insiste sur la nécessité d'une «pédagogie nationale» sur la Constitution et met en garde contre les conséquences d'un non
Barre : «Le camp du oui doit rattraper le temps perdu»
Raymond Barre a accepté de sortir de sa réserve actuelle sur le plan politique pour appeler les Français à dire oui à la Constitution européenne le 29 mai prochain. Dans un entretien au Figaro, l'ancien premier ministre leur demande de ne pas faire de l'Europe «le bouc émissaire» de toutes leurs difficultés et les invite à ne pas attendre du traité constitutionnel «des solutions qui dépendent des Français eux-mêmes».
Propos recueillis par Sophie Huet et Philippe Goulliaud
[25 avril 2005]
Raymond Barre : «Si les Français croient qu'une renégociation permettrait de satisfaire leurs revendications multiples et contradictoires, ils se trompent. Nos partenaires ne s'y prêteraient pas.»
(Photo AFP.)
Le FIGARO. – Pour quelles raisons allez-vous voter oui le 29 mai prochain ?
Raymond BARRE. – Je voterai oui le 29 mai dans l'intérêt de la France. Quand on regarde le monde nouveau qui est en train de se dessiner, avec, d'une part, les Etats-Unis dominants, d'autre part, l'Inde et la Chine, dont l'évolution est rapide et puissante, et, à nos frontières de l'Est, la Russie, qui n'a pas abandonné sa volonté de redevenir une puissance mondiale, on comprend la nécessité d'assurer la cohésion et l'efficacité de l'Union européenne. Le traité constitutionnel vise à donner à cette Union la possibilité de se consolider et de mieux faire valoir ses intérêts dans le monde. La France en bénéficie car, dans le réseau des forces dans le monde, à elle seule, elle ne fait pas le poids. Notre avenir dépend de notre solidarité avec nos partenaires européens.
Qu'apporte à cet égard la Constitution ?
D'importants progrès. Je me limite à l'essentiel : une charte des droits fondamentaux, des institutions plus efficaces, avec un président du Conseil européen élu pour deux ans et demi, et un ministre des Affaires étrangères, un renforcement du rôle du Parlement européen et des Parlements nationaux. Enfin, des perspectives de développement d'une défense européenne reposant sur la clause de défense mutuelle et la clause de solidarité entre Etats membres. Ainsi pourra être limitée progressivement la dépendance de l'Europe vis-à-vis de l'Otan.
Comment expliquez-vous la montée du non dans les sondages ?
Quand je regarde les sondages, je suis pessimiste. Mais je pense qu'en France, nul ne peut dire à l'avance quel sera le résultat d'une consultation comme celle-ci. Les circonstances pèsent sur le comportement des Français. S'ils sont majoritairement pro-européens, ils sont actuellement dans un état de mécontentement, de revendication, d'exaspération et d'inquiétude. Le chômage, la faiblesse de la croissance, les vicissitudes et les turbulences de la vie politique les poussent à douter de leur avenir. Les Français ont tendance à faire de l'Europe un bouc émissaire. Le traité constitutionnel ne peut apporter à leurs problèmes des solutions qui dépendent des Français eux-mêmes. Les réformes structurelles nécessaires à la réduction du chômage, la correction du déficit du budget de la Sécurité sociale, la limitation de l'endettement ne dépendent ni de l'Europe ni du traité constitutionnel mais de l'acceptation par les Français d'un changement de leurs habitudes et d'une remise en ordre de leurs affaires. N'attendons pas du traité ce qu'il ne peut nous apporter.
Quel message voulez-vous adresser aux adversaires du traité ?
Je voudrais leur demander de ne pas oublier ce que l'Europe a apporté à la France pendant le dernier demi-siècle : réconciliation franco-allemande, création du Marché commun, politique agricole commune (PAC), qui a tant bénéficié aux agriculteurs français, institution de l'euro. La construction européenne a été un facteur puissant de la modernisation de notre société, et de notre progrès économique et social. C'est la France qui a inspiré et animé cette évolution. Les adversaires du traité veulent-ils provoquer une rupture ? Veulent-ils que la France s'isole de ses partenaires et affaiblisse sa crédibilité dans l'Union ? Croient-ils aux chances de la France seule ?
Comment analysez-vous la levée de boucliers, en France, au sujet de la directive Bolkestein sur les services ?
Je n'ai pas compris le comportement quasi hystérique qu'a provoqué un projet de directive proposé par la Commission et soumis, avant son adoption, à l'avis du Parlement européen et du conseil des ministres. Derrière cette position de refus, il y a le fait qu'en France, certains secteurs corporatistes et protégés refusent la concurrence. Certes, il faut éviter que celle-ci soit destructrice des règles sociales et compromette le fonctionnement d'un marché équilibré. Mais en réalité, nous avons besoin d'une ouverture progressive du marché européen des services : une bonne partie des emplois de demain en dépendra. Nous, Français, n'avons aucun intérêt à nous y opposer.
Les adversaires du traité affirment que la victoire du non permettra une renégociation du texte. La jugez-vous possible ?
C'est une vue de l'esprit ! Il a fallu un temps considérable pour aboutir à ce traité, à l'issue des travaux de la Convention, remarquablement dirigée par Valéry Giscard d'Estaing. Le texte est un compromis, il ne pouvait pas en être autrement, mais il est inespéré. Si les Français croient qu'une renégociation permettrait de satisfaire leurs revendications multiples et contradictoires, ils se trompent. Nos partenaires ne s'y prêteraient pas. En cas de victoire du non, l'Union européenne subsisterait mais ses progrès seraient ralentis, l'Union aurait, je le crains, tendance à s'effilocher. La crédibilité de la France serait gravement atteinte. Les Etats-Unis ne le regretteraient pas et l'Angleterre pourrait plus aisément jouer son propre jeu en Europe.
Que pensez-vous de la façon dont les partisans du oui mènent campagne ?
D'après les sondages, les partisans du non sont en majorité à gauche. Je regrette que l'attitude courageuse prise par le Parti socialiste se soit effritée sous la pression de considérations de politique partisane. La majorité s'est divisée en courants divers et a encouragé les incertitudes. Si depuis quelques mois il y avait eu une pédagogie nationale sur la politique européenne de la France et l'intérêt pour notre pays d'adopter le traité, beaucoup de difficultés actuelles auraient pu être écartées. J'approuve le chef de l'Etat d'avoir fait ce référendum, mais je ne comprends pas qu'il n'y ait pas eu un effort soutenu du pouvoir et de la majorité pour faire comprendre aux Français qu'il s'agissait d'une grande affaire nationale. Le oui socialiste s'est délité devant le déferlement des protestations et des revendications corporatistes. La majorité aurait dû comprendre qu'un référendum n'est jamais gagné. Qu'elle rattrape le temps perdu !
L'ouverture des négociations d'adhésion avec Ankara nourrit aussi le non au référendum. Êtes-vous favorable à l'entrée de la Turquie ?
Il y a sur ce sujet une frénésie irrationnelle. On veut traiter aujourd'hui de problèmes qui ne se poseront que dans dix ou quinze ans. Il y a au moins trente ans que les Européens disent aux Turcs qu'ils les accueilleront dans la Communauté européenne. Ils leur ont demandé de faire un nécessaire effort d'adaptation, non seulement dans le domaine économique, mais aussi au regard des valeurs démocratiques et des droits de l'homme. Je m'en tiens à la décision des chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union : engager les négociations pour l'adhésion. Si la Turquie ne respectait pas les engagements qu'elle a pris, ces négociations pourraient à tout moment être suspendues. La conclusion ne peut être préjugée. Derrière les protestations des Français envers la Turquie, il y a leur méfiance instinctive à l'égard de l'immigration et de l'islam. La Turquie est un pays islamique qui, depuis de nombreuses années, veut se moderniser en se rapprochant de l'Europe. Elle peut demain, à l'égard d'un islam dont nous ne connaissons pas l'évolution, apparaître au sein de l'Union comme un facteur de dialogue, de modération et d'équilibre.
Que souhaitez-vous pour le 29 mai ?
Je souhaite, pour reprendre une expression de Tocqueville, que le peuple français, «tellement mobile dans ses pensées journalières et dans ses goûts, ne devienne pas un spectacle inattendu à lui-même et ne demeure pas aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu'il vient de faire».