Peggy Sastre a écrit:Affaire Depardieu : une macédoine de lieux communs
Du côté des détracteurs comme du côté des défenseurs de l’acteur français Gérard Depardieu, on fait peu cas des principes démocratiques.
Par Peggy Sastre
Publié le 03/01/2024 à 18h35, mis à jour le 03/01/2024 à 18h37
Temps de lecture : 5 min
Si l'histoire était facétieuse, elle pourrait retenir qu'après avoir servi la soupe une bonne décennie durant aux pires dictateurs de la planète ou annoncé en grande pompe son exil fiscal, ce fut parce qu'on l'entendit éructer « moule » à la télévision que Gérard Depardieu accéda finalement au statut de paria. À quoi ça tient, un cataclysme réputationnel : au fond du fond, aux ressources les plus prisées par une société à une époque donnée. Voici encore même pas deux siècles, à l'heure où les frontières étaient moins stables et nos voisins bien plus hostiles, Depardieu aurait peut-être écopé d'un peloton d'exécution ou a minima d'un séjour au bagne pour avoir traité le Premier ministre de « colin froid » – il répondait dans nos colonnes à Jean-Marc Ayrault, qui avait vu un geste « assez minable » dans sa décision de quitter la France pour la Belgique et ainsi diminuer la lourdeur de ses prélèvements obligatoires – ou accepté un passeport russe des mains mêmes de son tsar.
Aujourd'hui, nous répète-t-on, les temps ont changé. On n'est plus aussi sourcilleux avec les traîtres à la patrie – à moins peut-être qu'ils aient de grosses barbes et des désirs de camps d'entraînement en Syrie – mais on fonce tête baissée dès que l'on suspecte la moindre atteinte à la vertu féminine. Enfin, on dit « dignité », ça fait plus moderne, moins serré du collier de perles. Et encore, ça dépend du contexte.
On pense au réalisateur et scénariste Ladj Ly qui a pu, comme il se doit, payer sa dette à la société et poursuivre sereinement sa carrière dans le cinéma après avoir été condamné en 2011 à trois ans de prison, dont un avec sursis, pour complicité d'enlèvement et séquestration dans le cadre d'un crime d'honneur – la sœur d'un ami suspectée d'adultère avec le mari d'une cousine ; la femme avait été molestée à en récolter une fracture du doigt et un traumatisme crânien, l'homme fut tabassé, menacé de mort et enfermé dans le coffre d'une voiture, pour réchapper de cette expédition punitive avec dix jours d'incapacité totale de travail.
On peut aussi songer à Vincent Lindon qui, en 2006 lors de la promotion de Selon Charlie, expliquait dans le magazine Première, et dans le plus grand des calmes comme le veut la formule consacrée, qu'il lui était arrivé de faire virer une maquilleuse parce qu'elle lui avait dit « au pire ». Le contexte, toujours. Dans un monde qui tourne comme à la cour de Versailles, avec des écarts de rémunération allant au bas mot de un à mille et où une multitude de petites mains remplaçables fourmillent pour satisfaire les besoins et caprices des « monstres sacrés », ce genre de choses passent. Et la dignité des femmes est à protéger uniquement lorsqu'elle se loge sur leurs seins, leurs fesses, leur entrejambe ou même leurs chastes oreilles, pas dans leurs moyens de subsistance et leur autonomie financière.
Opprobre. Pour Depardieu, par contre, les astres ont tout l'air d'être moins favorables. Aujourd'hui, voilà frappé d'opprobre national celui qui s'est fait prendre à grogner « petite chatte » ou « grosses salopes » et à causer de femmes qui « jouissent énormément » lorsqu'elles font du cheval parce qu'elles ont « le clito qui frotte sur le pommeau de la selle ». Pas de quartier pour le porc en gueule. Qui plus est lorsque le malotru traîne déjà ses casseroles – une mise en examen pour viol, une plainte pour agression sexuelle, le tout complété par les dénonciations d'usage dans des « enquêtes » de « journalistes d'investigation » mettant au jour un « système de prédation ». D'ailleurs, en Corée du Nord, n'a-t-il pas lui-même dit qu'il était un « grand chasseur » ?
Qu'importe le droit. Qu'importe qu'une bonne partie des faits reprochés à Depardieu soient prescrits, que la première plainte de Charlotte Arnould se soit soldée par un non-lieu, que les documents dévoilés sur France Télévisions, d'ailleurs assez défavorables à la version de la plaignante, puissent relever du recel de violation du secret de l'instruction. Qu'importe l'atteinte manifeste à la présomption d'innocence quand Depardieu voit ses concerts accueillis par des pancartes le désignant comme un « violeur ».
Pas de fumée sans feu. Mots et actes sont faits du même bois, celui des pentes glissantes allant en prise directe de la salacité au viol avec actes de barbarie. Les « violences sexistes et sexuelles » sont tressées en « continuum ». Et au diable, oui, les vieilles lunes que sont la prescription ou la présomption d'innocence. Une société moderne, progressiste, éveillée, doit savoir resituer le Juste, le Bon et le Vrai en saisissant que ces prétendues normes et autres garanties de « concorde civile » en « démocratie libérale » ne sont rien d'autre que de bons gros outils d'impunité pour les « prédateurs ». Que le droit camoufle en réalité un « système » fondamentalement « dysfonctionnel », « fait par et pour les hommes » qui se couvrent et s'exonèrent « entre eux » depuis des « millénaires ».
Paravents. Il n'y a plus que les ringards pour croire que la prescription serait, du côté des accusés, un bouclier contre l'arbitraire et, du côté des victimes, une option offerte pour laisser faire au temps son œuvre de cicatrisation. Ou que la présomption d'innocence servirait non seulement à accorder à un accusé le répit d'une procédure équitable avant d'être exposé comme coupable aux yeux du monde, mais aussi et surtout à donner à tout un chacun le droit de mener son existence sans avoir à justifier en permanence qu'il n'a rien fait de mal. Parce que dans le cas contraire, nos congénères ont comme qui dirait une fâcheuse tendance à ne pas nous vouloir du bien.
Le souci dans l'actuelle affaire Depardieu, c'est que bon nombre de ses soutiens semblent, eux aussi, faire du droit une quantité négligeable. Comme s'il ne servait qu'à faire joli, ou à dresser des paravents le temps de dénicher de quoi s'en passer. Un prétexte, au sens le plus strict du terme. Ainsi la cinquantaine (au départ) de signataires de la tribune « N'effacez pas Gérard Depardieu » publiée le 25 décembre dans Le Figaro. Le droit y flotte comme un cheveu sur la soupe et c'est l'art qu'on assassine qui fait office de plat de résistance. Avec en garniture sa macédoine de lieux communs. Plus un artiste est grand, paraît-il, plus son tempérament serait hors normes et plus il se plairait à faire valser la morale du commun des mortels. Peut-être, mais dans ce cas dont acte, et que l'artiste choque à loisir « l'ordre bourgeois » sans s'offusquer qu'il lui refuse ou lui retire des médailles.
Le même problème, et c'est sans doute un tantinet plus tendu, s'est fait voir du côté d'Emmanuel Macron, qui, quelques jours plus tôt, commençait sa séquence sur le sujet dans C à vous par un soupir : « Moi je suis un grand admirateur de Gérard Depardieu, c'est un immense acteur. » Le rapport avec la choucroute ? En démocratie, les citoyens sont égaux et le prestige d'untel n'a pas à entrer en ligne de compte pour savoir s'il mérite ou non d'être protégé des fourches et des brandons de la vindicte publique. Qu'on laisse cela aux contrées plus sauvages que « l'honneur de la France » porte aux nues, en semblant les préférer à son propre pays