Shunt a écrit:Moi ce que je n'aime pas trop dans le cinéma hollywoodien actuel (et ses ersatz), c'est cette culture du mouvement dans l'image (travelling, zoom, camera épaule, looma and co...), sous la triple influence du clip, de la pub et des jeux vidéos, au détriment de la composition du cadre.
Oui, je comprends. Tu as raison de lier l'emploi du technique (le travelling par exemple) à un médium qui n'est pas le cinéma. D'ailleurs les trois médias que tu cites ne sont pas par hasard ceux là: ils n'ont pas de point de vue, pas de questionnement artistique (au sens large, métaphysique ou moral) et ne se confrontent pas à la question du regard. D'où une image qui bascule dans la virtualité. Pour qualifier ce type d'image Serge Daney parle du "visuel" qui remplace "l'image". Ce n'est pas anodin. Derrière l'image de la pub, toujours une autre image et ainsi de suite. Autre point plus inquiétant et directement lié à la télévision. Certains jeunes cinéastes ont été formés plus par la télévision que par la salle de cinéma et cela se traduit dans leur mise en scène. La profondeur de champ disparait (logique puisque l'écran de télévisionn réduit énormément la troisième dimension de l'image) et surtout la disparition progressive du hors-champ.
Shunt a écrit:Deux de mes cinéastes préférés sont Kubrick et Kurosawa... deux cinéastes qui n'ont pas peur de l'immobilité et qui nous offrent de magnifiques plans fixes merveilleusement composés (Kubrick était un photographe à la base, Kurosawa un peintre, il a mis 10 ans à peindre le story-board de "Ran" plan par plan)... ça n'empêche pas Kubrick d'utiliser également de longs travelling labyrinthiques (qui font encore école aujourd'hui, comme le montre "Elephant" de Gus Van Sant). Mais l'ensemble est nettement plus harmonieux, il se dégage davantage de poésie dans l'image que dans n'importe quelle grosse production hollywoodienne contemporaine...
J'aime bien le terme immobilité, il est beau mais ne veut pas dire grand chose au cinéma. Attention Shunt à ne pas oublier que le mouvement dans un plan est double: il y a le mouvement externe (travelling, zoom, panoramique, etc...) et le mouvement interne (déplacement à l'intérieur du plan, dans l'image). Autre écueil de ton analyse, le cinéma s'oppose à la photographie ou à la peinture sur un point précis. Le mouvement cinématographique s'inscrit dans le temps et ce qui confère le sens au cinéma est rarement un plan pris isolément (aussi beau soit-il) mais le collage des plans.
Tu cites Kubrick et Kurosawa (deux immenses cinéastes) qui se caractérisent par leur juste emploi du mouvement externe (la caméra). Par rapport à un cinéaste comme Ozu, Kurosawa utilise beaucoup de mouvements de caméra. Ensuite tu cites le fameux travelling de Kubrick, élément esthétique particulièrement reconnaissable et identifiable du cinéaste, c'est en effet très intéressant. D'abord parce que Kubrick utilise différentes formes de travelling: dans un film comme Eyes Wide Shut, l'emploi du terme "labyrinthique" pour qualifier ces déplacements est particulièrement juste, parce que l'espace filmé est lui-même un labyrinthe dont personne ne connaît le plan et que les personnages arpentent en permanence. Depuis Shining, Kubrick effectue très souvent ses travellings avec une steadycam qui permet un déplacement fluide et une grande réactivité (comparé à des rails). Il utilise le travelling arrière: la caméra précède le personnage qui marche. Ce mouvement donne l'impression de l'immobilité (pour reprendre ton terme) puisque le personnage conserve toujours la même place par rapport à la caméra. On trouve de grands travellings arrière dans Les Sentiers de la Gloire par exemple quand Kirk Douglas inspecte les tranchées, ou dans Barry Lindon ou Full Metal Jacket (notamment quand le sergent instructeur marche entre les deux rangées de soldats), mais également dans Eyes Wide Shut ou Shining (les couloirs de l'hôtel).
Mais Kubrick utilise aussi le travelling avant, dans lequel nous suivons le personnage qui marche et partageons pour ainsi dire son regard; l'exemple le plus saisissant étant dans Shining quand nous suivons Danny dans Shining, qui pédale sur son tricycle dans les couloirs de l'hôtel. Parfois même Kubrick combine travelling avant et travelling arrière, notamment dans Eyes Wide Shut. Ainsi quand Bill se rend au domicile d'un mort, la caméra démarre en travelling arrière, s'arrête et pivote, pour laisser le personnage la dépasser, puis le suit en travelling avant jusqu'à l'entrée de la chambre du mort.
Mais j'insiste sur le fait que la composition au cinéma ne s'apparente que superficiellement à la composition photographique ou picturale. Ainsi ce qui crée la composition (sur le plan de la forme et du sens) dans un film comme Eyes Wide Shut, ce sera le collage des plans qui mis bout à bout constituent une séquence formant et conférant du sens. Si tu penses à la deuxième déambulation nocturne du personnage de Tom Cruise dans Eyes Wide Shut, la scène où il se rend compte qu'il est suivi. Kubrick commence la séquence par un plan de New-York la nuit, la musique arrive sur un fondu enchaîné qui nous fait passer sur Bill, travelling arrière, puis tourne la tête, une coupe nous fait voir ce qu'il voit (l'homme en beige qui le suit). Nouveau fondu enchaîné dans un lieu à la fois différent et pourtant identique au précédent. Bill tourne à l'angle de la rue et vient vers la caméra toujours en travelling arrière. Coupe pour retrouver en travelling l'homme en beige. On retrouve Bill qui appelle un taxi, puis raccord à 180°, sur un plan de Bill de dos qui appelle en vain le taxi. Puis travelling avant sur Bill qui court vers un autre taxi. Coupe pour raccorder sur un plan d'ensemble qui montre Bill qui essaye en vain de monter dans ce taxi. Il se remet à marcher et la caméra le précède en travelling arrière. Cette fois à l'intérieur du plan, sur la musique de Ligeti, l'homme en beige apparait dans la profondeur de champ. Coupe quand Bill s'arrête devant un marchand de journaux et qui regarde l'homme. À ce plan alterne un plan plus large montrant l'homme en beige au coin de la rue, immobile. Chaque changement de plan est rythmé par la musique de Ligeti (procédé typique du cinéma muet). L'homme en beige se met en marche et traverse la rue, la caméra le suit en panotant de la droite vers la gauche. L'homme s'arrête, à présent sur le même trottoir que Bill. Non loin de lui un panneau rouge sur lequel est écrit STOP. Bill toujours immobile le regarde. Enfin l'homme disparait derrière un immeuble.
Cette séquence exemplaire montre parfaitement la construction d'un vrai point de vue cinématographique utilisant la profondeur de champ, le hors-champ, le mouvement externe et le mouvement interne du plan et la science réelle du cinéaste: la création du sens par le collage. Le génie de Kubrick est de mêler dans une même séquence, la déambulation tranquille, avec une accélération (comme une tentative de fuite avortée) et l'immobilité. L'espace du film est lié ici à la question du regard. Travelling suivant le regard du personnage de Bill quand il est seul, auquel répond une immobilité des personnages dans le plan quand ils se regardent.
Shunt a écrit:...pour en revenir à Peter Jackson, ce qui manque au "Seigneur des Anneaux", ce sont justement de beaux plans fixes à la Kubrick ou à la Kurosawa... pour moi, "Ran" reste une référence pour filmer les batailles. La séquence où les troupes de Jiro et Saburo se font face sur une prairie, tandis que les soldats des clans rivaux prennent position sur les collines alentours est merveilleuse, splendide... on regrette aussi que Jackson ne se soit pas inspiré des scènes très poétiques de la princesse et du jeune prince aveugle pour les scènes montrant le chagrin d'Arwenn...
Ce qui est gênant pour le film de Jackson c'est que d'autres cinéastes parviennent à filmer avec une rigueur identique à celle de Kurosawa avec des moyens plus limités. Je pense par exemple au cinéaste chinois Chen Kaige qui dans un film comme L'Empereur et l'Assassin retrouve la rigueur formelle de Kurosawa.
Shunt a écrit:...maintenant au-delà de ces regrets, je pense que Peter Jackson a aussi pas mal de circonstances atténuantes... je me suis tapé hier la Communauté de l'Anneau commentée par Peter Jackson, Fran Walsh et Philippa Boyens (les co-scénaristes), et on prend vraiment conscience de toutes les contraintes auquelles ils ont été confrontés... contraintes de temps, d'abord, avec la nécessité de tout foutre en boîte pour les trois épisodes en 15 mois, une prod omniprésente soucieuse de bien tenir son budget... 15 mois, c'est beaucoup mais c'est en même temps très peu pour tourner trois films de cette envergure... l'usage de effets spéciaux a également limité les choix de mise en scène... la différence de taille des personnages (les hobbits et les nains plus petits que les hommes, alors que les acteurs sont de taille normale), l'usage du fond bleu pour les décors numériques (des décors "réels" ont été réalisés, mais pour des raisons de temps et d'argent, on en a visiblement limité l'usage)... tout cela explique en partie, le systématisme des plans serrés sur la gueule des protagonistes lors des séquences de dialogue, un coup à toi, un coup à moi...
...bref je ne pense pas que Peter Jackson ait bénéficié pour ce projet pharaonique du confort de temps qu'on accordait à des gens comme Kubrick ou Kurosawa, ou même qu'on accordait aux mégas-production holywoodiennes des années 50/60...
Pour moi de telles excuses n'entrent pas en ligne de compte. Quelle erreur de croire que les contraintes seraient plus élevées aujourd'hui ou le temps plus limité. Ce n'est pas vrai. Les moyens techniques de prise de vue sont perfectionnés, les budgets toujours aussi élevés, c'est simplement la maitrise esthétique qui diminue inexorablement. Le propre du grand cinéaste c'est justement sa capacité à ne rien lâcher de ce qui est nécessaire au film. Des cinéastes comme Fellini, Kubrick ou Polanski aujourd'hui se caractérisent par cette volonté.
C'est l'une des choses qui fait une différence fondamentale entre des mercenaires des studios et les grands cinéastes. Crois-tu vraiment Shunt qu'il était plus simple pour Fritz Lang de réaliser Métropolis? Pour Eisenstein de réaliser Alexandre Nevki, à Jerzy Kawalerowicz son Pharaon, à Roman Polanski son Pirates? Je n'en crois rien. Tu prends les choses à l'envers. Jamais les studios ne donnent le temps au départ, il faut les contraindre par la ruse ou le pouvoir à se plier à la logique artistique que justifie le film. C'est l'inverse. Donc je me fous que Jackson ait été pris par le temps, par les contraintes des effets spéciaux, un cinéaste n'est pas là pour subir la technique mais pour la dépasser. Si les effets spéciaux sont un frein à l'esthétique du film, on trouve un autre moyen pour s'exprimer (quitte à construire beaucoup plus de décors), pourquoi Roman Polanski n'a-t-il pas hésiter à mettre en chantier une entreprise démesuré pour Pirates, construire un vrai galion qui navigue comme on n'en faisait plus depuis des siècles? Parce que le film demande un tel travail. Au lieu de dépenser des millions en étalonnage numérique (dégueu et hors de prix), le film aurait été filmé en 65mm, l'image aurait pris une profondeur immense, une capacité à faire ressortir tous les détails avec une précision infinie (Lawrence d'Arabie par exemple fut tourné dans ce format, ou bien encore 2001). Mais bon...Ce sont des critères extra-filmiques que tu mets en avant pour défendre le film. Quand je pense à Kieslowksi qui était capable lui avec des moyens infiniment plus limités de tourner son décalogue (et oui, dix films!) en l'espace d'un ans, je peux sourire. Sourire quand je pense aux mille ruses que déploient les cinéastes iraniens pour pouvoir exister et qui pourtant réussissent à ne pas faire de compromis dans leur mise en scène...Quand je pense à la rigueur d'un Théo Angelopoulos capable de filmer entièrement ses films en plan-séquence ou à Hu Hsia Hsien, je ne souris même plus. C'est la frontière entre les bons et les moins bons.
Shunt a écrit:...je pense que ces contraintes de temps, de rentabilité, d'argent, d'agenda (ne pas retenir les acteurs trop longtemps au risque de devoir leur verser un cachet astronomique) limitent aujourd'hui la créativité des metteurs en scène... alors que la création artistique devrait être dans un monde idéal libérée de ce genre de contrainte... c'est le gros problème du cinéma hollywoodien actuel... on est dans une logique industrielle, productiviste, et non dans une logique artistique.
Je ne crois pas que ce soit fondamentalement différent entre hier et aujourd'hui. Woody Allen paie ses comédiens au tarif syndical et peut faire ce qu'il veut, faire des retakes s'il n'est pas satisfait. Malick ou Kusturica peuvent tourner pendant un an sans interruption s'ils en ont besoin. Les grands soumettent les moyens à leurs besoins et pas l'inverse. Alors ne te plains pas Shunt que tu ne puisses plus voir au cinéma des films comme 2001 ou Apocalypse Now, et n'accuse pas les studios mais au moins autant les cinéastes de cette dernière génération hollywoodienne qui font un cinéma qui épouse cette logique.
Quant à ta proposition elle est tentante et dangereuse. Parce que sans contrainte économique et industrielle, le cinéma se privera de contraintes nécessaires à la création. Et le cinéma finira au musée, sans spectateurs. Le cinéma ce jour là n'existera plus, comme les arts plastiques contemporains.
Silverwitch