Comme je l'ai indiqué, le film est rediffusé ce soir à 22h30.
Il y a beaucoup à dire sur Eyes Wide Shut et c'est difficile d'y exprimer en si peu de temps, de jours, d'une manière intelligible, logique, le fatras d'idée qu'on peut en retirer.
Mais comme je me suis promis de le défendre ( et peut être donner l'envie à l'un d'entre vous) un peu plus que par de simples extraits, je vais essayer d'en résumer l'essentiel.
A travers ce film, Kubrick traite à la fois du couple, du rapport au désir, du rapport du spectateur à l'oeuvre filmique (le point de vue), et du rapport au rêve.
Le film débute sur une scène détâchée du reste de la temporalité du film, elle peut finalement prendre sa place n'importe quand: une femme, Alice, se déshabille. Le moment où prend place cette scène n'est pas la seule interrogation.. Ce regard qui est posé sur elle, le sait-elle? Ou pour le dire autrement, notre regard est-il celui d'un autre personnage auquel elle s'expose consciemment. Le montre-elle à nous, à travers Kubrick. Ou ne se sait-elle observée? D'entrée, le premier plan est donc ambigu, il relève tout à la fois de l'innocence et du voyeurisme.
A nouveau plus tard, alors que se termine la première partie du film qui sera marquée par un fondu au noir, Bill et Alice se retrouvent devant un miroir (en bande annonce ci-dessus). C'est le seul moment de tout le film où la caméra prend sa liberté, où ce qu'elle entreprend, un zoom, n'est pas justifiée par l'action du film. A mesure que Bill l'embrasse avec une passion grandissante, la caméra zoome vers le reflet dans le miroir qui fait disparaître l'original lui même et le visage d'Alice lui montre une gêne grandissante de cette attention, elle se regarde elle-même mais semble à la fois aussi nous regarder. La gêne nait à la fois de l'aventure fantasmée avec le Hongrois, l'onirique ayant autant de réalité, de pouvoir destructeur dans le couple que si elle tenait du réel. Mais elle nait aussi de ce 3e regard qui s'immisce dans la scène, un 3e regard omniscient, qui sait tout de ses pensées qui est à la fois le notre, celui de Kubrick.. Un 3e regard qui peut être aussi celui en quelque sorte du Hongrois qui la hante.
Cette irruption d'un troisième regard se fait sensible à plusieurs autres instants du film.
Par exemple, quand Bill se confronte à Ziegler, assis sur le canapé, et tendant à ce dernier un article de journal. La caméra zoome de façon très légère, comme imperceptible. Comme si Kubrick voulait confronter Ziegler, le contraindre à répondre. Lorsqu'il répond, la caméra dézoome avec la même imperceptibilité, à sa position originale.
La question du regard hante le film... Le verbe voir / see est prononcé un nombre incalculable de fois.
Mieux encore, dans l'incalculable, bien des questions posées à Bill (ou parfois à Alice) peuvent être vues comme des questions que le film lui-même pose à son spectateur ("Comment me trouvez-vous?" "Etes-vous-bien assis?" )
Même la scène évoquée juste ci-dessous, Kubrick choisit de l'interrompre sur les mots de la chanson "Baby did a Bad, Bad Thing" suivant:
“Did you ever want with all your heart and soul just to want to walk away?”
Cette première partie se termine là où elle a commencé, dans la chambre. Entre les deux, de façon remarquable, tout a eu rapport à cette chambre. La fête chez Ziegler n'est qu'un battement d'aile, un clin d'oeil qui a suffi à instiller le poison dans le couple.
Ce regard qui hante le film et particulièrement la scène du miroir peut être vu comme tenant de deux natures possibles. Il peut être vu comme tenant de la médiation, à la fois lien entre le couple et le spectateur, mais aussi comme l'expression de l'inconscient, le désir, auprès du conscient. Par ce regard qui entre dans le miroir, Kubrick livre là une métaphore du regard au cinéma: le chemin qui va amener Bill à retrouver le désir, son parcours, très possiblement un rêve initiatique, est aussi le chemin pour Kubrick pour que le spectateur retrouve le désir; il faut regarder dans le miroir, c'est à dire le rêve, l'inconscient, ce qui tient de l'éternel, du Temps, pour aller au delà de la perception même de l'image, et voir au delà.
L'autre nature possible est inhumaine. Après tout, Alice se confronte à un regard qui sait tout d'elle. Or ce regard inhumain, il poursuit Bill tout le film, le dépossédant, le déshabillant, regard culminant dans la scène de l'orgie où alors qu'il est démasqué, il est vu de tous en en voir aucun.
Dans tout le film d'ailleurs ce qui bouleverse Bill c'est de percevoir cet inhumain, qu'il ne contrôle pas son existence, qu'elle est régi par des phénomènes immémoriaux dont le désir n'est qu'une surface immergée, de percevoir finalement le Temps.
Le Temps s'immisce dans l'existence de Bill (il l'a en fait toujours été), il en prend conscience, à travers une initiation qui n'est très probablement qu'onirique : les personnages cessent de lui parler du complot lorsque lui s'en désintéresse, rien ne dit d'ailleurs que le masque sur l'oreiller a une réalité, ce qui est porté à notre regard peut très bien être une métaphore de la perception de Bill, une projection (qui lui est visible ou non) de son inconscient.
Ce qui renvoie à la situation de tous les personnages des films de Kubrick confrontés à découvrir la nature faillible de leur existence. Comme dans le mythe de Tantale, chacun échoue dans son entreprise. Bill n'accomplit jamais son désir, Jack Torrance ne parvient jamais à supprimer sa famille, Barry Lyndon voit son ascension sociale reculer et de la terre revient à la terre (comme tous certes, après tout "good or bad, handsome or ugly, rich or poor, they are all equal now"), la valise s'ouvre dans l'Ultime Razzia laissant échapper le fruit de l'entreprise..
En cela le double sens du "Fuck" de Kidman, à la fois exprimant retour au désir initial (retour à l'état initial justement évoqué précédemment) ("...there is something very important we need to do as soon as possible" "-What?" "Fuck."), mais aussi l'équivalent d'un zut, renvoie au "J'étais guéri" d'Alex d'Orange Mécanique, ou à la photo de Jack Torrance de 1921.
Enfin, pour finir ce maladroit fourre-tout légèrement organisé, ce retour à l'état initial, ce supplice de Tantale imposé à chacun des personnages de l'oeuvre de Kubrick, Kubrick le souligne dans sa toute dernière scène de cinéaste.. Alice et Bill, Kidman et Cruise, dans ce magasin de jouet, se trouvent entourés de boites intitulés The Magic Circle.
Et le dernier plan est un écho du premier. Kidman de nouveau est seule devant notre regard (il n'y a dans le champ qu'un petit morceau de la tête de Cruise), comme elle était seule de dos, aux premiers instants.
Bon pas sûr que ce soit lu à temps, mais j'aurais au moins essayé.
Hugues