Silverwitch a écrit:Fatcap a écrit:Je pense que tu mélanges deux choses, les préférences d'ordre affectif, et les hiérarchies morales. La phrase que tu cites relève de la première catégorie. En effet, j'exprime cette préférence ; mais
en même temps, j'ai certains impératifs moraux qui me sont valables partout et tout le temps. Je peux préférer effectivement les chrétiens syriens aux turcs ; ce n'est pas pour cela que je souhaiterais qu'on balance une bombe nucléaire ou qu'on extermine lesdits Turcs.
Dans une situation de choix, par exemple si j'étais placé face à l'alternative A : me ranger aux côtés des chrétiens syriens, B : m'allier avec Erdogan, je choisirais par contre A, clairement. Il n'y a rien d'hypocrite là-dedans, ce terme supposant la dissimulation. J'ai l'impression que tu me considères comme un pur disciple de Machiavel alors qu'il me semblait avoir une position beaucoup plus nuancée
.
C'est très bien, et je prends acte de ta précision concernant l'homme universel, mais ton articulation logique présente un défaut, ou plutôt un
impensé:
tu mets en relation un ordre moral à un ordre affectif, au détriment de la relation politique qui disparaît derrière les affinités et les obligation morales. Or ça ne marche pas, tu ne lèves pas l'objection que je te faisais, ton indignation morale est le miroir des indignations morales que tu dénonces. Ce sont des simulacres, des indignations morales idéologiques qui dissimulent l'ordre politique derrière un impératif moral, une concurrence victimaire ou encore ici la course à la barbarie. Cette indignation morale idéologique, ou plus exactement ce chantage aux sentiments nous détourne de la raison pratique au nom d'une raison pure, l'universelle dignité de l'homme, du moins s'il représente une victime idéologiquement acceptable. Si nous ramenons le débat à la morale ou à la question de la barbarie, le résultat est toujours le même, inopérant. Tu l'as démontré dans un précédent message qui confinait à la caricature, où dans le mécanisme délirant de la rivalité victimaire, tu sommais les "féministes professionnels" de reconnaître la supériorité de ton camp en terme de hiérarchie morale, toute honte bue, tu as même été plus loin en opposant d'un côté les "remarques sexistes" et les "blagues douteuses" à la "sauvagerie". Qui pourrait résister à une telle indignation, vertueuse, légitime ? Évidemment, c'est une caricature, l'exagération a vocation à ridiculiser tes adversaires, mais pas seulement. Tu mets la barbarie d'un côté et ceux qui la défendent, et la civilisation de l'autre, celle de tes affinités, celle des blagues innocentes.
Tout ça ne fait pas une hiérarchie politique. Car enfin, reprenons ton discours: la morale universelle, les affinités singulières. Comme tu n'es pas un universaliste (enfin sauf sur le plan moral), que trouves-tu à redire aux préférences des uns par rapport à celles des autres, autrement qu'avec une déploration creuse qui en vérité vise à créer une hiérarchie morale (tu sais les blagues douteuses des uns, la sauvagerie des autres) justifiant une affinité naturelle ? Comme tu l'as fait, prenons des cas pratiques: si tu es un Français pendant la seconde guerre mondiale, tu tues un soldat allemand. Tu peux lui tirer dans le dos, tu peux tuer un homme désarmé qui ne t'a rien fait. Scandale moral, une vie en vaut une autre, les lois de la guerre ne sont pas respectées. Pourtant, tu obéis à un ordre supérieur, peut-être un choix immédiatement affectif, ton pays est occupé, c'est la guerre, tu te bats contre l'occupant par tous les moyens, dans une évidente disproportion des rapports de force. Mais ce choix affectif ne suffit pas, il repose sur une conception politique à visée rationnelle et à la portée universelle, on distingue l'occupant et l'occupé, l'agresseur et la victime, par exemple. Si tu es Allemand, tu te battras pour ta patrie, et tu abattras peut-être un homme désarmé, peut-être faudra-t-il torturer un jeune homme pour obtenir des informations précieuses pour ton pays. Alors, les préférences affectives, envers et contre tout ?
En vérité, la réponse est évidente:
ceux qui mettent en avant une indignation morale vertueuse en dissimulant leurs préférences politiques, la structure idéologique qui sous-tend cette indignation défendent un choix où dans la hiérarchie morale, la valeur affective occupe le sommet. Si la guerre est atroce, si tous les camps sont meurtriers, et même on vise à faire entendre que le sien le serait un peu moins (Israël, par exemple ce pays qui fait des guerres à regret face à des barbares "qui les forcent à tuer leurs enfants") et puisqu'après tout il y a bien des horreurs plus graves ailleurs (pensez au Soudan si on vous parle de la Palestine, parlez des Chrétiens d'Orient plutôt que de la mort d'un millions d'Irakiens dont le tort était visiblement de n'être pas chrétiens), on choisira toujours par les racines, il n'y a qu'une boussole, la tribu, la communauté, le pays, la race, le sang, la famille plutôt que les étrangers. Pour résumer et le dire autrement,
l'ultima ratio, le choix affectif. En ce que l'affectif représente le particulier, ce qui s'oppose à l'universel abhorré. Tu emploies le mot "affectif", il devrait être remplacé par celui de
parti-pris.
La philosophie antique avait pourtant tracé le chemin vers l'universel: la raison est partagée par tous les hommes. Et Montaigne de trancher le débat que tu recommences à ta manière, pour défendre ce que tu ne te décides pas à formuler, je paraphrase,
"nous les pouvons donc bien appeler barbares les groupes criminels qui agressent sexuellement des femmes eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous qui les surpassons en toute sorte de barbarie". C'est la seule articulation digne de ce nom, car elle est la seule à prendre en compte toute la situation, à proposer une perspective politique à l'impérialisme d'une extraordinaire barbarie civilisée que nous vivons, que nous subissons.
Pour ne pas faire trop long, j'en termine. Je reviens une dernière fois sur ton postulat troublant où tu
préfères un village chrétien à toute la Turquie, c'est troublant parce que c'est exactement le but de la propagande impérialiste: passer sous silence un million de morts en Irak et faire pleurer sur les Chrétiens d'Orient. S'indigner du sort des Chrétiens d'Orient et s'insurger de la barbarie des migrants "arabo-musulmans". La boucle est bouclée: le combat là bas est doublement justifié par la barbarie d'ici. S'ensuit l'inflation morale: guerre de civilisation, morale, Bien. Tu as beau jeu d'y opposer ton refus de l'universalisme, mais c'est la raison universelle que tu refuses, et tu retombes dans le piège de l'indignation morale idéologique, les barbares d'un côté, la civilisation de l'autre (la sauvagerie contre les blagues douteuses). Dire que tu choisis la Russie plutôt que l'Amérique ne suffit pas, que tu choisis les chrétiens syriens aux Turcs ne suffit pas, à moins qu'il ne soit dans la nature de certains d'être plus justes, plus raisonnables que les autres ? Je pose donc la question autrement:
qu'est-ce qui rend ton parti-pris estimable à tes yeux ? S'il ne s'agit pas d'une adhésion réfléchie et raisonnable, peut-être ce le moment d'éclaircir ton jugement. Car autrement, on pourra penser ton engagement contingent ou arbitraire. Demain tu pourrais en changer, le coeur a ses raisons que la raison ignore.
La raison qui s'ignore, ignorer que l'on ignore, voilà un signe de la barbarie, civilisée ou non. On peut échapper à cet enfermement
en réfléchissant sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel. Je ne te blâme pas de vouloir défendre le particularisme de la civilisation européenne, au contraire. À condition de ne pas se tromper d'ennemi, et de se souvenir que le particularisme est un chemin d'accès à l'universel. L'homme universel est une réalité, par la compassion et la raison. Ce que nous devrions combattre ensemble, c'est l'homme abstrait, la disparition de la diversité culturelle, linguistique, l'américanisation du monde qui soulève un double troublant, l'islamisme fanatique, le choc en retour.
Dans la Tourgue étaient condensées quinze cents ans, le moyen âge, le vasselage, la glèbe, la féodalité ; dans la guillotine, une année, quatre-vingt treize ; et ces douze mois faisaient contrepoids à ces quinze siècles. [...] Dans la terre fatale avait germé l'arbre sinistre. [...] Et la guillotine avait le droit de dire au donjon : Je suis ta fille.
Silverwitch,
Le moment est venu d’essayer de répondre
. Ce n’est pas que ça m’a pris tant de temps que ça pour réfléchir, surtout que j’ai un emploi du temps souvent très plein…
Bon. Commençons d’abord par relever ce que je n’ai pas dit précédemment.
Je ne me suis pas indigné sur le plan moral. Je n’ai pas utilisé de dichotomie civilisation/barbares. Mes remarques n’étaient pas censées être « vertueuses ». Je suppose que tu as confondu avec des messages d’autres forumistes.
Je ne pense pas dans les termes de civilisation contre barbarie. C’est un état d’esprit, tu le sais comme moi, issu de la tradition latine et grecque, que je ne considère pas tout à fait comme miennes. Est-ce que j’utilise le concept de raison ? Pas davantage. Non que le mot me déplaise et que je tombe dans l’excès inverse, celui de l’irrationnalité ; cependant le mot de « raison » me semble impraticable, inutilisable depuis que les philosophes du XVIIIè siècle l’ont politisé, transformé en arme idéologique du libéralisme. La raison, chez Voltaire ou Victor Hugo, est bien plus qu’un concept philosophique abstrait, c’est un mot-valise. Il est profondément lié à l’hubris positiviste, qu’on retrouve d’ailleurs sous la plume de ce même Hugo ; l’homme mesure de toute chose ; la raison triomphant de la nature ; la vision d’un futur pas si lointain où nous aurions décrypté l’ensemble de l’univers, mis la nature sous contrôle. On sait ce qu’il est advenu de ces naïves prédictions. Bref.
Plutôt donc que de lutter sur ce terrain, où mes maigres connaissances philosophiques me seraient d’ailleurs un handicap, je préfère rester à un niveau plus élémentaire, celui de la logique. Je suppose que nous sommes d’accord pour dire que la logique, à défaut de la raison, est accessible à tous. C’est une condition élémentaire pour mener une discussion. A quoi bon converser avec un interlocuteur incapable de produire un raisonnement logiquement cohérent, affirmant A puis son contraire, cinq minutes plus tard ?
Mon propos original, qui a donné lieu à ta réponse, n’était pas de moraliser, mais de pointer une évidente incohérence dans les réactions d’une personne publique – le maire de Cologne – représentant symboliquement la classe politique allemande gouvernementale. La première réaction de cette personne, donc, a été de sous-entendre que c’était aux femmes, aux victimes, de s’adapter.
Cette classe politique allemande fait profession, depuis des années, de stigmatiser verbalement toute forme de sexisme. Je ne me fatiguerais pas à te citer des exemples. C’est un fait. L’autre fait, c’est que face à une vague d’agressions d’une forme et d’une ampleur inédites en Allemagne, le premier mouvement n’a absolument pas été en cohérence logique avec la hiérarchie morale affichée de ces politiques. Je me borne donc à relever que
- Soit nous avons affaire à des individus incapables de proposer une hiérarchie morale a minima cohérente.
- Soit, au-delà de la hiérarchie officielle (Sexisme = Mal), nous avons une hiérarchie cachée (Sexisme = Mal, sauf lorsque c’est le fait de réfugiés, de migrants, ou de non-Européens).
A noter que certaines féministes ont été cohérentes avec elles-mêmes, comme Alice Schwarzer. Cela ne fait que davantage mettre en évidence l’ambiguïté des autres féministes dont la première réaction a été de détourner le débat ou de noyer le poisson.
Nous n’avons toujours pas parlé de moi, de ce que je pense, mais afin de clarifier les choses je vais essayer de préciser. Je trouve ta question («qu’est-ce qui rend ton parti pris estimable à tes yeux ? ») extrêmement pertinente. La réponse ne servira évidemment à rien qu’à ma propre introspection, car la notion d’estimabilité varie de personne à personne et restera toujours en partie subjective.
Ce qui rend ma position estimable, à mes yeux, d’un point de vue universel, c’est qu’elle présente un haut niveau de cohérence logique, et qu’elle tente également de prendre en compte autant que possible l’expérience historique. Comme l’humanité n’est pas parvenue jusqu’à présent à démontrer qu’elle était suffisamment raisonnable pour contrôler, voire prédire, le futur, un des meilleurs moyens que nous ayons pour essayer de limiter les conséquences de nos actes et de nous appuyer sur des événements historiques analogues. Ce n’est pas la panacée, ce n’est pas infaillible, ce n’est pas mécanique, mais c’est un des meilleurs instruments que nous ayons.
Cette crise migratoire est une illustration parfaite d’un comportement hautement déraisonnable, incohérent, illogique. Nous avons une décision impulsive d’Angela Merkel, qui a créé une situation chaotique, non planifiée, dont personne ne peut prévoir avec exactitude les conséquences.
Il est illogique d’accepter de transférer 1 million de migrants de la Turquie vers l’Allemagne sans avoir ne serait-ce que réfléchi aux questions pratiques : logement, travail, cohabitation avec les autochtones.
Il est évident qu’ouvrir la porte à 1 million de migrants crée un appel d’air pour un autre million, cinq, dix.
Il est pareillement évident que ni l’Allemagne, ni les autres pays européens ne peuvent réunir les conditions matérielles pour héberger cinq, dix, quinze, vingt millions de nouveaux migrants.
La conséquence mécanique de ceci, que nous voyons à l’œuvre, est donc de forcer les dirigeants européens au rétropédalage, ce qui les rend dix fois plus haïssables aux yeux des migrants que si d’emblées ils n’avaient accepté personne. Ca me fait penser au mot de Louis XIV, qui disait que pour chaque place créée il faisait « dix mécontents et un ingrat ». Ici, nous avons fait 1 million d’ingrats et 50 millions de mécontents.
L’expérience historique nous dicte que, comme les vagues migratoires précédentes, l’arrivée de ces millions de migrants s’accompagnera de difficultés sans nombre, de charges financières supplémentaires. Les statistiques nous démontrent le risque de balkanisation.
Je pourrais continuer longtemps, donner plus de détails. Mais à quoi bon ? Ce que j’ai vu depuis que le débat a commencé, c’est que le camp d’en face, pour ainsi dire, ne fait pas dans la logique, dans l’analyse, dans le raisonnement. Car il a très bien compris que la raison est peut-être, en théorie, partagée par tous les hommes ; mais les jeux de pouvoir, les mouvements de l’Histoire, sont le plus souvent déterminés par l’affectif.
D’où les les photos du petit Aylan Kurdi, les généralisations mélodramatiques sur les réfugiés qui cherchent à échapper à la mort, les photos choc, les appels à l’émotion. Effectivement, c’est comme cela qu’il faut procéder si l’on veut gagner la bataille des idées : frapper au cœur. De notre côté, nous n’avons donc d’autre choix que d’invoquer les images de Cologne, de répliquer par des exagérations inverses. Nous n’avons pas fixé les termes du combat ; on nous a imposé la situation et les armes, et nous, en tout cas je, suis contraint de m’aligner sur le moins-disant intellectuel.
J’en termine moi aussi. Je rêverais d’un monde idéal, où il serait possible mener des débats courtois et civilisés entre gens de tous bords. Dans la réalité de janvier 2016, je constate un rétrécissement inexorable de la faculté de penser, de suivre une logique. Je reste donc tout à fait confiant dans mon analyse, dans la justesse de mes positions, mais je réalise également que cela n’a absolument aucune influence sur la marche réelle des événements ; l’espace des idées est un champ de bataille comme un autre. Face à un monde aux mains des internationalistes, il me faudra subir, assister à la destruction finale du biotope européen, ce qui à mon sens se traduira à un moment fatalement soit par l’éradication, la défaite – ce qui n’a rien d’inédit d’un point de vue historique - soit par une lutte pour la survie qui sera probablement abominable. Mais, comme je l’ai dit plus haut, je n’ai pas choisi le moment ni les termes de ce combat.