sheon a écrit:J'ai trouvé Knight of Cups plus accessible au niveau de sa "narration" (que The Tree of Life), en revanche il l'est sans doute un peu moins au niveau du rythme.
Mais comme j'aime beaucoup les cinéastes qui prennent leur temps, ça ne pouvait que me plaire d'autant plus.
Hugues a écrit:À côté de ce film, The Tree of Life, premier de ces trois derniers films, est tant sur la forme que narrativement dans la plus grande partie de ses grands mouvements (l'enfance qui occupe les 4/5e du film) relativement académique
Hugues
J'ai enfin vu avant-hier soir le dernier film de Terrence Malick.
The Tree of Life + À la merveille = Knight of Cups
Ou plutôt:
The Tree of Life <-> Knight of Cups <-> À la merveille
Sur le plan formel, le chemin esthétique emprunté par le cinéma de Malick m'apparaît comme une impasse, en raison de deux problèmes: la disparition progressive de la focalisation (terme barbare, mais plus explicite que celui de "point de vue") qui abolit toute extériorité, et une manière de filmer qui finit par se confondre avec l'esthétique publicitaire (jusqu'à un certain point, peu importe qui imite qui, un style aussi facile à parodier en porte la responsabilité). Ce que l'on voit, d'abord, ressemble à une publicité pour du parfum. Enfin, le film témoigne peut-être des limites d'une méthode de travail: j'ai eu le sentiment parfois exaspérant de voir un brouillon cinématographique, des essais avec la caméra et les acteurs pendant deux heures. Un brouillon sublime, certes, mais un brouillon quand-même.
Cette première approche formaliste échoue à rendre compte de l'ambition très largement réalisée du film. Knight of Cups est une réflexion fascinante sur l'épreuve du regard, sur le mouvement de l'âme. C'est comme si depuis deux films, Malick faisait la critique de son cinéma: À la merveille et le désert de l'amour; Knight of Cups et l'impuissance du regard. Comment voir dans un monde d'ombres, dans un monde d'images ? C'est donc une méditation philosophique et je m'attarderai sur cet aspect:
VERS L'INFINI
a knight...
sent by his father, the King of the East...
west into Egypt...
to find a pearl
L'âme (par âme j'entends un principe vital qui commande au corps et qui nous permet d'accéder à la conscience de l'universel et de l'éternité) est animée par un mouvement extérieur: c'est le désir de connaissance. On quitte son foyer pour suivre ce désir, qui nous arrache à notre isolement, à notre prison intérieure. Notre âme aspire à s'élever. Nous suivons cette lumière extérieure (la connaissance) animés par le désir (le manque d'étoile étymologiquement). L'âme de Rick est semblable à une perle dans une coquille.
A pearl from the depths of the sea
Chez les anciens Grecs, poètes et philosophes, l'âme est identifiée à une poussière d'étoile, l'éclat d'un astre. C'est la quête de cette origine qui entraîne le mouvement de l'âme vers les cieux, les cieux étant entendus comme l'accès une connaissance universelle et abstraite. Le film ouvre sur des plans cosmiques, singuliers échos ou contrechamp au regard de l'enfant des étoiles de 2001, l'Odyssée de l'espace, le film de Stanley Kubrick. Car ici, comme dans le Phèdre (Platon), l'âme se hisse au sommet du ciel. Mais l'âme est une perle dans une coquille. Ce mouvement de connaissance intelligible en dehors du monde, en dehors du corps produit l'oubli par l'être humain de son identité. Au ciel, l'âme est immobile et sans mouvement, plus rien ne l'anime.
He forgot he was the son of the king.
Forgot about the pearl...
and fell into a deep sleep.
LE DÉSERT DES SOMNAMBULES
Au repos, le personnage de Rick traverse un monde d'ombres, un monde d'apparences, un monde endormi. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit pas. Il parle, il agit mais dans un état de somnambulisme. La puissance qui anime son regard est absente. Il est une coquille vide. Le spectateur, à travers les yeux de Rick, littéralement, traverse hébété un Los Angeles d'où la vie est retirée, un désert urbain où seul le mouvement des corps fait un écho parodique au cheminement des âmes. Les êtres humains veulent à tout prix éviter d'être rendus à leur solitude, et tous semblables cherchent à exister dans la proximité des autres.
Baudelaire a décrit de manière unique et géniale ce que montre le film de Malick dans son poème, Les Aveugles (c'est moi qui souligne):
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour voir. Pour le cinéma de Malick comme pour le spectateur, le problème est posé: il ne suffit pas de montrer la beauté du monde pour que cette beauté entraîne un mouvement de l'âme, que la beauté devienne désirable. Il faut une double lumière: le soleil, le mouvement de la connaissance, comme je le fais remarquer plus haut, mais également un feu intérieur, une lumière intime. On peut donc bien avec Rick regarder tout en haut des acrobates tombant du plafond, cela ne suffit pas à s'arracher à sa nuit intérieure.
Le film déploie ici, à sa manière, une analogie photographique. Comme le dispositif cinématographique a besoin non seulement d'une lumière, mais également d'un objectif pour saisir le monde, l'âme, identifiée à un éclat lumineux (une perle, une étoile) répond à un double mouvement perpétuel: un feu intérieur et une lumière extérieure. Il faut une lumière extérieure pour y voir, mais il faut surtout l'acte de voir, c'est-à-dire un mouvement d'ouverture du regard. Tension entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'intimité et l'altérité. L'acte d'ouverture du regard se reflète dans le champ qu'il a ouvert.
The king didn’t forget his son.
He continued to send word...
AU LIEU D'ALLER DEHORS, RENTRE EN TOI-MÊME
Saint Augustin, car c'est lui qui paraphrase habilement Socrate, ajoute: "c'est dans l'homme intérieur qu'habite la vérité". Comment ranimer ce feu intérieur ? L'acte est indépendant de la volonté de Rick, hors de portée de l'individu qui existe, c'est-à-dire ne coincide pas avec lui-même. Pour Ulysse, c'est la nostalgie. Dans le discours moderne, ce sera une expression florissante, l'anamnèse, issue des mots grecs ana et mnémè, qui signifie rappel du souvenir. Platon, plus simplement, parle de réminiscence.
La nostalgie, c'est la douleur du retour, le mal du pays en quelque sorte. La souffrance d'une existence séparée, d'un exil. Ici c'est un passé qui ne passe pas, l'appel du père, le manque du frère. Dans The Tree of Life, c'était même l'indicible souffrance du monde animal, d'un dinosaure. Le premier mot envoyé par le père c'est l'appel d'une douleur partagée. Tu n'es pas seul à souffrir, tu n'es pas seul à devoir mourir. Le passé et le présent se plient, le passé remonte au présent: réminiscence. Cet appel du passé, cette irruption du passé dans le présent, d'abord désordonné exige d'être médité, compris par Rick. Sauver le passé de l'oubli, c'est dévoiler un peu le sens de nos actions, c'est éclairer un présent incompréhensible (somnambulique) d'une lumière intérieure. En grec, angelos veut dire "messager". Si comme le personnage de Rick, joué par Christian Bale, nous avançons les yeux ouverts dans l'ombre, perdus, même cette nuit comporte une lumière. Une lumière pour guider l'individu pris entre deux mondes. La mélancolie, le rappel du souvenir est puissance de suggestion, enargeia en grec, de la racine "arg-", "argos", l'éclat lumineux.
MIROIRS ET REFLETS
messengers...
guides.
But the prince slept on.
Si Rick est perdu à lui-même, il a besoin des autres pour se voir. Le film multiplie les miroirs comme des fenêtres ou des reflets trompeurs dont la lumière enferme le personnage ou lui offre des chemins dans le brouillard. L'altérité est non seulement une condition de l'identité, mais ici il s'agit d'abord d'une altérité exemplaire: la rencontre amoureuse. Comme dans son précédent film, un personnage erre dans un désert amoureux fait d'étreintes et de rencontres charnelles, filtres d'oubli. Rick se cherche dans les yeux de jeunes femmes comme autant de miroirs, dans les rencontres avec des doubles (le personnage joué par Antonio Banderas). Rick ne voit pas car il a trop à voir, il ne désire pas car il a trop à désirer. La curiosité, avide de nouveauté, se fait indifférence. "L'instabilité distraite devient agitation" fait remarquer Heidegger (Sein und Zeit). Impuissance du regard à se poser, à voir:
Rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit pendant le sommeil, ou éveillé, croire que ce qui est semblable à une chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi cela ressemble ?
Comment pourrait-on aimer un reflet, un écho ou plutôt comment pourrait-on être aimé par eux ? Pendant qu'il s'égare dans les reflets (le fascinant personnage joué par Teresa Palmer, symétrique à celui d'Antonio Banderas), d'autres appels résonnent. L'amour se confond d'ailleurs parfois avec l'appel de la compassion, la conscience de l'injustice avec l'appel de la charité. Il faut revenir en soi pour s'ouvrir à ce qui n'est pas soi. Le film insiste, de manière répétée, sur la vision de malades, de corps brûlés, souffrants, de clochards, d'exilés. Ce sont autant d'appels au réveil par la compassion, c'est-à-dire la douleur partagée: cet autre qui souffre, il est comme moi. Le coup de force du film est de rapprocher deux symptômes de l'existence séparée: pour Rick la douleur comme le plaisir des autres sont inaccessibles. Séparé de soi, séparé du monde, séparé de l'autre.
He continued to send word...
Dans l'épreuve de la souffrance croit ce qui sauve, nous fait entendre le discours du prêtre, dans l'attention à l'instant rappelle le personnage du maitre bouddhiste ("Bouddha" signifie l'Éveillé), dans l'appel de la compassion, l'épreuve de l'amour et enfin l'épreuve du souvenir.
L'HOMME INTÉRIEUR
"Reviens en toi-même et regarde !"
Dans l'acception platonicienne, l'expression homme intérieur désigne ce qui en nous lutte. C'est l'image très forte d'un monstre à plusieurs têtes. Plusieurs êtres luttent en nous, et il faut que l'homme intérieur (l'âme de Rick, si l'on veut, par opposition à Rick, l'homme extérieur, la coquille) domine les forces naturelles pour faire l'épreuve de la grâce. Pour y parvenir, il faut réveiller son "oeil intérieur". Tous les appels à l'éveil sont désormais connus: douleur, compassion, amour, souvenir. Ces différentes lumières permettent de fusionner enfin le double regard: la chose vue et l'acte de voir, le regard et sa lumière. Plotin:
Si l'être qui voit se voit lui-même à ce moment, il se verra semblable à son objet
L'épreuve d'une âme dans sa coquille est de pouvoir coïncider avec elle-même, l'essence de la vision étant de pouvoir confondre ce que l'on voit (la lumière extérieure) avec l'acte d'ouverture du regard (le feu intérieur). Aller au loin pour retrouver le plus proche, dans l'autre se trouver soi. On l'a vu, il est question de l'âme, cet éclat d'étoile, il est question de l'oeil intérieur, ce qu'on ne peut voir avec les yeux, et il est question d'amour (de compassion aussi, on le voit et on l'entend dans les mots de la mère). On a tourné autour d'un impératif, regarder en soi-même. Mais comment se voir soi-même, non pas son apparence, mais son intériorité, comment voir son âme ? L'âme en miroir. Le grec parle de la prunelle de l'oeil avec le mot "koré", qui signifie "jeune fille" et l'allemand emploie le terme "Augenstern", l'étoile de l'oeil. Ce qui anime notre figure, sans quoi nous serions semblables à des statues, dépourvues de conscience, de lumière de l'oeil pour paraphraser Hegel. La conscience, condition pour se percevoir soi-même, du latin "cum" (avec) et "scire" (savoir, et voir): extériorisation du sujet. Voir et savoir sont identiques: video et idée ont également la même racine en grec.
La perle, la jeune fille, l'étoile. La connaissance de l'homme intérieur passe par un dispositif spéculaire, la conscience est un miroir qui réfléchit ce qui l'environne. Ce qu'il y a de plus lumineux chez l'être humain, ou de plus divin (de plus parfait), se reflète dans la perle de son oeil. Mon regard s'atteint lui-même dans le regard de l'Autre. Vers le ciel étoilé au-dessus de nous, il faut lever la tête, s'orienter en direction de l'infini, Il faut regarder l'âme de l'Autre pour ne pas perdre son âme en chemin, dans la nuit de l'esprit, il faut suivre l'étoile polaire, "l'étoile intérieure de l'esprit" dit Kant. Au bout du chemin, le rappel du souvenir ouvre "le chemin qui conduit chez nous" (Platon, Philèbe). L'étoile était tellement proche que nous ne la voyions plus. Il faut un long détour vers l'infini pour retrouver ce qui est nous et qu'on ne voit que par le regard de l'Autre: un miroir face à un miroir. La conscience ne fait plus qu'un avec le tout, les âmes ensemble, le passé allé avec le présent dans une constellation pour voir le monde comme si c'était la première fois:
REMEMBER
Garde-moi comme la prunelle de l'oeil; Protège-moi, à l'ombre de tes ailes (Psaume 17:8)