Shunt a écrit:Je ne me souvenais plus de la dernière séquence de nuit, mais ça me revient maintenant... d'ailleurs je m'étais demandé si l'une des interprétations n'était pas qu'il était.. mort. Sa blessure est très vilaine, il s'en relève presque miraculeusement, on le voit partir, mais on se rend compte avec le plan de la jolie voisine qui frappe à la porte qu'il n'est pas rentré chez lui. La séquence d'après il est au volant de sa bagnole dans les ténèbres. Ca pouvait faire sens.
C'est possible, mais assez improbable, puisque rien dans le film n'indique la moindre rupture, la fin n'est pas plus irréelle que le reste du film. L'interprétation du sens de cette fin donc assez simple: l'archétype du
héros-solitaire-vengeur-justicier (rayer la mention inutile) s'en va seul dans la nuit au volant de sa voiture, quand l'archétype de
l'innocente jeune femme, sauve mais privée de ceux qui ont trempé dans le mal et la corruption ne le trouvera pas, la porte du héros est close.
Le point sur lequel on peut conserver une certaine hésitation, c'est de savoir si oui ou non cette aventure a transformé le personnage principal. Je pense qu'il n'en est rien.
Shunt a écrit:L'autre interprétation sinon, c'est qu'après avoir tué tous ces hommes de ses mains, il s'estime indigne d'être aimé de cette femme, il ne peut rentrer chez lui, reprendre une vie "normale", d'autant qu'il risque de l'exposer aux représailles des mafieux. Il a sacrifié son amour (car elle, elle l'attend), et erre au volant comme une âme en peine.
C'est une
surinterprétation.
Je ne suis pas sûr que Kubrick nous montre comment on sort de l'engrenage de la violence dans "Orange Mécanique". Je ne sais pas si tu as vu "Bronson" l'un des précédents films de Winding Refn, mais il partageait plus ou moins le même constat, sur l'extrême difficulté - voire l'impossibilité - d'enrayer la violence sur une société qui repose elle-même sur des rapports sociaux extrêmement violents (il y a en plus chez Kubrick l'idée que la violence est indissociable de la nature humaine et que vouloir à tout prix l'éliminer relève du totalitarisme). Bronson devient encore plus incontrôlable et violent en milieu carcéral. Le système carcéral l'avilit encore plus. De petit braqueur minable, il devient "le prisonnier le plus dangereux de Grande-Bretagne".
Les films de Kubrick comme
Orange Mécanique ou
Full Metal Jacket montrent en effet une donnée très éloignée du point de vue du film de série qu'est
Drive. Il est impossible de purger l'Homme de la violence, puisqu'elle se trouve en chacun de nous, chez les criminels, comme chez les médecins, les femmes ou les enfants. La violence n'est donc ni une maladie, ni une tare, et les films de Kubrick montrent l'impossible tentative de contrôler cette violence, que ce soit celle des soldats, celle des criminels ou celle de l'état. Pas plus enfin qu'il n'est possible de
recycler, d'évacuer ou de sublimer cette violence par la culture.
Mais Kubrick ne s'arrête pas à ce constat, son cinéma nous apprend à retourner la violence contre elle-même. Et c'est la grande leçon que devrait méditer le réalisateur de
Drive: la violence n'est pas neutre, elle est le fait d'individus ou d'institutions. Kubrick nous montre les archétypes de la réalité et nous apprend à les reconnaître comme tels: la guerre dans Full Metal Jacket se déroule dans un terrain abstrait autour d'un bâtiment théâtral, et il en va de même dans
Orange Mécanique, voir cette séquence, par exemple:
Le film fait le contraire de
Drive, il ne fait pas disparaître la réalité derrière les illusions de ses personnages, mais fait apparaître l'irréalité du réel, ou plus spécifiquement l'architecture de la réalité. Ce qu'il y a de tragique, c'est que l'on ne se rend pas compte que l'on joue un rôle. C'est évidemment une constante dans le cinéma de Kubrick, de
Shining à
Barry Lyndon.
Quand Kubrick montre ça:
Il montre autre chose que la violence seule, c'est une expérience du regard, de la vision, et il nous donne la possibilité de déborder la violence en ouvrant sur autre chose, sur le monde, sur les autres. Le problème de la violence n'est donc pas une simple question de nature ou de société, mais une question qui concerne directement le cinéma et la représentation, c'est une expérience du regard.
Déjà, la réalisation est brillante et n'est pas celle d'une série "B". Le scénar est effectivement celui d'une série "B", adapté d'un polar de James Sallis, mais Winding Refn parvient quand même à sublimer tout ça, en donnant du sens et de l'épaisseur au récit. La question de savoir si la violence ou la vengeance est nécessaire importe peu. Elle existe indépendamment de notre volonté et de notre jugement moral. Dans "Drive" comme dans ses autres films, Winding Refn en dissèque les mécanismes, les ressorts, les engrenages... la violence dans "Drive" relève à la fois de l'instinct de survie, du fantasme enfantin de toute puissance, des pulsions hormonales, des rapports de dominés à dominants... ce que veut montrer Winding Refn, ce n'est pas la nécessité du justicier-vengeur, de l'homme providentiel mais la nécessité de la main tendue. Winding Refn inverse en plus le regard que l'on porte sur cette figure de justicier-vengeur - qu'il s'agisse de Batman ou de Pale Rider. Le héros de "Drive" ne surgit pas de nulle part pour sauver la veuve et l'orphelin. Ce sont plutôt la veuve et l'orphelin qui surgissent sans prévenir dans le quotidien de ce type.
Brillante, la réalisation ? C'est vite dit. Je suis loin d'être convaincue que le cinéaste soit plus talentueux que Michael Winner (le réalisateur de
Death Wish):
Ensuite, je ne pourrais être plus en désaccord avec la phrase que je souligne. Sans vouloir mettre en cause ton positionnement critique, ça me semble quand même une formule creuse, et inacceptable. La violence n'est pas un état naturel, pas plus que l'enchaînement qui conduit à perpétuer le cycle de la violence ne l'est. Pas plus enfin que serait anecdotique le fait que la vengeance n'ait d'importance ni pour le personnage principal ni pour les spectateurs. Ce que tu refuses avec une certaine obstination de voir, c'est que le film ne se différencie pas des films de justicier traditionnels auxquels il se réfère et appartient. Le film a pour objet d'avaliser la violence et de la justifier, avec ce mélange si commun de dégoût et de pitié. C'est répugnant, c'est brutal, mais c'est nécessaire et inévitable.
Le film ne dissèque ni n'analyse rien du tout, il se contente de déshumaniser la violence sur le fond, et de l'objectiver sur la forme, ce qui renforce un sentiment typique de la vacuité de ce cinéma, c'est-à-dire une désensibilisation croissante à la violence. Pourquoi le film insiste-t-il sur la brutalité du personnage principal ? Moi je sais pourquoi, parce que cette violence extrême et sauvage est le meilleur moyen pour le spectateur de s'y soustraire. Pourquoi crois-tu que les spectateurs ont fait un triomphe à
Death Wish de Michael Winner et à l'interprétation impassible et brutale de Charles Bronson ? Parce qu'ils étaient stupides ou incultes ? Ou parce qu'ils ont été sensibles comme pour
Drive à un discours lénifiant accompagné d'un enrobage violent et moderne ? Le héros solitaire, mutique qui aide la veuve et l'orphelin puis repart d'où il est venu, c'est un énorme cliché que le film se contente d'illustrer, et certainement pas de renverser.
Plus la violence est brutale, plus elle est crue, plus elle est neutralisée par la mise en scène, plus elle dure, plus le spectateur s'en protège en la tenant à distance de lui-même, en se désensibilisant, c'est-à-dire en rejetant l'expérience de sa vision, l'expérience de la violence, et d'abord la sienne, la notre, la tienne ou la mienne. La violence du personnage principal, qu'elle soit de Charles Bronson ou de Ryan Gosling, elle ne nous concerne pas. La leçon de Kubrick n'a pas été retenue, puisqu'au lieu de renvoyer le spectateur à l'expérience même de la violence, ces films renvoient le spectateur à l'illusion qu'il n'est pas lui-même un sujet possible de la violence.
Ce genre de films fait de nous des voyeurs insensibles, en miroir du personnage principal. Nous trouvons ça dégoûtant, antipathique, mais
cette violence ne nous regarde pas. Mieux vaut alors gloser sur l'immaturité affective du héros, la solitude des individus, ou pleurer sur l'histoire d'amour impossible,
et ainsi nous consoler de cette violence. On finit par croire que la violence correspond à l'état de nature.
Finalement ce que montre la dernière séquence du film est assez éclairant : le déchaînement de violence empêche le héros de retrouver la femme qu'il aime, de goûter à une vie "normale" et apisée. On peut y voir une forme de sacrifice, mais il s'agit aussi chez ce type d'une incapacité voire d'une impossibilité d'habiter le monde. Même s'il a survécu à la blessure, il ne sort pas intact de ce déchaînement de violence. Et la femme qu'il aime non plus, puisqu'elle perd elle aussi un être devenu cher... elle a eu la vie sauve mais retourne à sa vie triste et solitaire (ce que montre le plan du couloir à la fin). Seule.
Pas du tout. Le schéma tragique est le suivant: sans ce déchaînement de violence, il ne pourrait y avoir de paix pour la veuve et l'orphelin (pour
l'innocence donc). Le personnage principal est contraint par sa nature à la solitude et à sa brutalité pour préserver la paix. Il doit donc obéir à sa nature qui est de sacrifier son bonheur (illustré dans le film par une séquence d'une saisissante pauvreté).
Ce qui est douteux, c'est de proposer au spectateur d'éprouver de l'empathie pour ce justicier-vengeur solitaire, alors même qu'il s'agit d'un personnage qui n'accède jamais au statut d'être humain, car
il n'est jamais affecté par ce qu'il fait. Il n'y a donc dans le film aucun conflit, mais une simple pente que le spectateur est contraint de descendre, puisque présentée comme inexorable et naturelle. Pas de conflit entre la Loi et le Désir, entre l'Ordre et le Désordre...
Tu mets en place un processus cognitif pour conduire le sens du film vers une zone plus acceptable, mais c'est un piège: ce que tu décris dans ce dernier paragraphe est de l'ordre du stéréotype (l'impossible histoire d'amour comme dans
Titanic). Où est le conflit ? À quoi doit renoncer la jeune femme, le mari ou le personnage principal ? À rien du tout, ils obéissent à un destin écrit d'avance par le film, afin de justifier cette violence, de la naturaliser.