La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Waddle le 02 Mar 2012, 18:40

silverwitch a écrit:
Waddle a écrit:En tous les cas, n'en déplaise à Silver, on peut déjà dire que c'est un bon film, vu comment ça fait réfléchir.


Ce n'est pas le film qui fait réfléchir, ce sont des individus qui réfléchissent à propos d'un film. C'est très différent. L'analyse de Shunt est certainement plus intelligente que le film qui m'apparaît toujours comme stéréotypé avec son double schéma: le justicier dans la ville (personnage ambigu + vengeance) + boy meets girl.

Ce qui nous donne: le héros rencontre une femme, il l'aime, il la perd, elle est menacée, il la retrouve, il se venge, il la perd...

Sur le fond, le film n'a rien à raconter (ou à montrer) ni sur le premier schéma, ni sur le second. Shunt a été sensible au brio de certaines séquences ainsi qu'à son discours intelligible sur l'atomisation des individus. Je ne suis pas convaincue que ça fasse un bon film.

Lol, fallait pas me prendre au 1er degré hein :lol:

Ce que je voulais dire, c'est que le film malgré lui, est l'objet d'un échange intéressant qui fait qu'ainsi, il devient "utile" si tu veux, je ne disais pas du tout que le film en lui même faisait réfléchir.

Perso, moi je l'ai vu entre midi et deux pendant ma pause de boulot, et je me suis endormi pendant 10 minutes (j'étais fatigué il faut dire). Et de ce que j'ai vu, j'avoue que j'ai mal compris pourquoi les gens et les critiques le trouvaient sublime, mais je me suis dit qu'il y avait des choses qui m'avaient échappé.

Le point de vue de Shunt est néanmoins intéressant.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 03 Mar 2012, 12:29

Waddle a écrit:Ce que je voulais dire, c'est que le film malgré lui, est l'objet d'un échange intéressant qui fait qu'ainsi, il devient "utile" si tu veux, je ne disais pas du tout que le film en lui même faisait réfléchir.

Perso, moi je l'ai vu entre midi et deux pendant ma pause de boulot, et je me suis endormi pendant 10 minutes (j'étais fatigué il faut dire). Et de ce que j'ai vu, j'avoue que j'ai mal compris pourquoi les gens et les critiques le trouvaient sublime, mais je me suis dit qu'il y avait des choses qui m'avaient échappé.


:o

Pour ceux qui comme nous baillent devant Drive, on peut voir son antithèse pendant que c'est encore possible, Sport de filles de l'excellente Patricia Mazuy:



Le style est d'une désarmante sobriété et pourtant le récit ne cesse d'imprégner la conscience de son spectateur, et on y trouve des conflits, des rencontres, une société et enfin un peu de réalité. On respire.

Waddle a écrit:Le point de vue de Shunt est néanmoins intéressant.


Comme toujours !
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 11:51

silverwitch a écrit:D'accord, bien que je pense que tu prêtes plus au film qu'il ne tient. La limite vient du fait que le film ne sait pas trop quoi faire de cette rencontre, sinon l'amorce d'une transformation qui ne viendra pas.


Il y a transformation. On a un type au départ ultra-individualiste qui ne vit que pour lui et pour lui seul, qui entretient un rapport pour le moins distant avec la morale (il participe à des braquages sans vraiment y participer ni vraiment l'assumer - comme on le comprend lorsqu'il énonce ses "règles" à ses clients - sans qu'il ne s'agisse non plus - a priori - d'une nécessité matérielle pour lui, vu qu'il a un job régulier à côté) et qui se fout totalement du monde et des gens qui l'entourent. Au moins cette rencontre va l'amener à s'intéresser davantage à autrui - pas seulement la fille et son môme - mais même son entourage proche. Sa relation avec son pote garagiste va elle aussi se renforcer après cette rencontre. Il y a comme une prise de conscience.

Et le film crédite la vision de l'incapacité de la normalité à agir sur le monde, d'où l'idée du super-héros, ou du vengeur. Non ?


En même temps, s'il n'intervient pas, qui empêche le mari de la fille de replonger, qui tend la main à cette mère seule et à son gosse ? La situation de ces gens modestes pris dans une spirale infernale pour tenter seulement de survivre, à la merci de types peu recommandables, est des plus réalistes, des plus "normales". C'est un état de fait. La "société", la "norme" ne leur sont d'aucun secours. Le seul recours c'est cette société "parallèle" criminelle - avec ses caïds, ses propres règles, son code d'honneur - qui les soumet en leur offrant un maigre moyen de subsistance.

Le film s'est donc trompé de héros ?


Non, parce que Standard - contrairement au héros - n'a pas vraiment de libre arbitre, il est prisonnier. Pour survivre en prison, il a du acheter la protection de mafieux qui lui demandent en retour de "travailler" pour eux une fois sorti, en participant à un braquage. Braquage qui va probablement le ramener en prison et ainsi de suite. Le héros lui, il a le choix d'agir ou pas, de tourner le dos à ces gens ou de leur tendre la main.

Je n'ai pas vu tout ça, sinon en creux, puisque le film fait à peu près disparaître cette réalité au profit de l'univers subjectif du personnage principal.


Je trouve au contraire que c'est la réalité qui s'immisce peu à peu dans l'univers subjectif - presque fictif - du héros. Un sociopathe égoïste qui en transformant sa vie en fiction, en "spectacle", a rendu sa vie fictive, tout comme le monde qui l'entoure.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 12:32

silverwitch a écrit:C'est tout l'enjeu de la mise en scène: trouver la bonne distance entre ce qui est montré et la façon dont on le montre. À mes yeux, si le film voulait traduire ce que tu analyses, c'est un échec. Comparer ce film avec The Driver de Walter Hill montre bien que ce qui a été congédie, c'est le réel.


The Driver


Drive


Je n'avais pas eu le temps de visionner les deux vidéos. Mais je ne trouve pas que la séquence de "The Driver" soit plus "réaliste" ou fasse une plus grande part au réel. Certes il y a une différence de point de vue. "Drive" mise clairement sur la subjectivité (le conducteur se voit dans le rétroviseur) là où "The Driver" multiplie les points de vue. Mais dans "The Driver", c'est le monde réel qui s'efface progressivement de la route pour ne laisser que la bagnole des braqueurs et les bagnoles de flics qui les poursuivent... les rues sont quasi-désertes, peu ou pas de bagnoles (sauf quelques unes qui klaxonnent au début de la séquence et quelques phares au loin, plus une ou deux qui viennent jouer prudemment les obstacles mobiles), peu ou pas de piétons sur les trottoirs ou qui traversent... même le parking dans lequel s'engouffre le chauffeur est vide !!! Et puis quel sens de l'improvisation ! Le type rentre dans un parking et en trouve aussitôt la sortie. Je ne parle pas non plus des raccords foireux au montage (vers 2:24 c'est flagrant... les bagnoles dont on voit les phares en subjectif disparaissent comme par enchantement dès qu'on passe au plan extérieur où les flics se permettent même de rouler à trois de front !). A 2:36, le pick-up qu'on voit en subjectif disparaît lui aussi au plan suivant, sans gêner les trois bagnoles de flics qui continuent de rouler en escadrille. Et puis, ils sont vraiment maladroits les flics en fin de séquence, ils se bouffent de manière synchro les poubelles sur le bas-côté.

Dans "Drive", a contrario, on est dans la ville, le trafic, le flux... on n'a pas un magicien du volant qui improvise comme s'il disposait d'un 6e sens, mais qui est branché sur la radio des flics pour anticiper leurs mouvements et agir en conséquence.On est sur le fil du rasoir, dans l'incertitude... le jeu du chat et de la souris. Winding Refn joue sur les flous quand on rentre dans une zone d'incertitude, où la bagnole de flics quitte notre champ de vision sans qu'on sache ce qu'on va trouver en face dans la rue perpendiculaire. Dans "Drive", la police est là présente, aux aguets, sur la route et dans le ciel... alors que dans "The Driver", les flics jaillissent de nulle part, sans prévenir, à toute blinde !

Bref, à moins de ne pas avoir bien saisi ton propos, je ne pense pas que le réel est davantage congédié dans la séquence de George Walter Hill que dans celle de Nicolas Winding Refn. Cette séquence illustre d'ailleurs parfaitement "l'hyper réalité" dont je parlais précédemment. La séquence s'appuie sur le réel pour l'amplifier - par le son, les lumières - comme dans un état d'hyper-concentration.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 04 Mar 2012, 14:42

Shunt a écrit:Il y a transformation. On a un type au départ ultra-individualiste qui ne vit que pour lui et pour lui seul, qui entretient un rapport pour le moins distant avec la morale (il participe à des braquages sans vraiment y participer ni vraiment l'assumer - comme on le comprend lorsqu'il énonce ses "règles" à ses clients - sans qu'il ne s'agisse non plus - a priori - d'une nécessité matérielle pour lui, vu qu'il a un job régulier à côté) et qui se fout totalement du monde et des gens qui l'entourent. Au moins cette rencontre va l'amener à s'intéresser davantage à autrui - pas seulement la fille et son môme - mais même son entourage proche. Sa relation avec son pote garagiste va elle aussi se renforcer après cette rencontre. Il y a comme une prise de conscience.


D'accord. Même si je pense que tu es à la limite de l'excès interprétatif (d'ailleurs c'est intéressant de voir que l'objectif du film est atteint, le héros suscite finalement l'empathie), le doute subsiste. Je voyais plutôt le parcours comme un cercle où le le personnage de Ryan Gosling revient à son point de départ, seul au volant de sa voiture, sans ami ni la personne aimée, avec une plaie béante à la place (une blessure).

En même temps, s'il n'intervient pas, qui empêche le mari de la fille de replonger, qui tend la main à cette mère seule et à son gosse ? La situation de ces gens modestes pris dans une spirale infernale pour tenter seulement de survivre, à la merci de types peu recommandables, est des plus réalistes, des plus "normales". C'est un état de fait. La "société", la "norme" ne leur sont d'aucun secours. Le seul recours c'est cette société "parallèle" criminelle - avec ses caïds, ses propres règles, son code d'honneur - qui les soumet en leur offrant un maigre moyen de subsistance.


Tu décris à la perfection la logique narrative du film de justicier. Quand la loi et la société sont défaillantes, que peut-on faire sinon s'en remettre à Charles Bronson ?

Un film, comme un roman, comme tout récit, c'est un piège. Le devoir de l'esprit critique c'est de prendre du recul vis à vis du récit pour regarder l'histoire. La logique même du film que tu décryptes conduit au cliché.

Non, parce que Standard - contrairement au héros - n'a pas vraiment de libre arbitre, il est prisonnier. Pour survivre en prison, il a du acheter la protection de mafieux qui lui demandent en retour de "travailler" pour eux une fois sorti, en participant à un braquage. Braquage qui va probablement le ramener en prison et ainsi de suite. Le héros lui, il a le choix d'agir ou pas, de tourner le dos à ces gens ou de leur tendre la main.


Tu vois que tu le tiens le héros du film ! Voilà un destin tragique. Le personnage de Ryan Gosling pourrait accéder au rang de héros, s'il était réellement confronté à un choix et devait renoncer, à sa solitude, à sa vie ou de lui-même à la femme qu'il aime. Et je n'accepte pas la logique du récit qui veuille qu'il ne puisse échapper à son destin de justicier-vengeur solitaire.

Imaginons un autre récit: il sauve le mari, ce qui le prive de la femme qu'il aime (et dont il est aimé), mais il sort métamorphosé ou transformé de l'épreuve. Voilà un récit qui n'est ni cynique ni nihiliste et qui actualise la figure d'un héros tragique.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Ambrose le 04 Mar 2012, 14:46

Et personne d'autre que moi n'a vu "Take Shelter" alors ?
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 04 Mar 2012, 14:55


The Driver


Drive

Shunt a écrit:Je n'avais pas eu le temps de visionner les deux vidéos. Mais je ne trouve pas que la séquence de "The Driver" soit plus "réaliste" ou fasse une plus grande part au réel. Certes il y a une différence de point de vue. "Drive" mise clairement sur la subjectivité (le conducteur se voit dans le rétroviseur) là où "The Driver" multiplie les points de vue. Mais dans "The Driver", c'est le monde réel qui s'efface progressivement de la route pour ne laisser que la bagnole des braqueurs et les bagnoles de flics qui les poursuivent... les rues sont quasi-désertes, peu ou pas de bagnoles (sauf quelques unes qui klaxonnent au début de la séquence et quelques phares au loin, plus une ou deux qui viennent jouer prudemment les obstacles mobiles), peu ou pas de piétons sur les trottoirs ou qui traversent... même le parking dans lequel s'engouffre le chauffeur est vide !!! Et puis quel sens de l'improvisation ! Le type rentre dans un parking et en trouve aussitôt la sortie. Je ne parle pas non plus des raccords foireux au montage (vers 2:24 c'est flagrant... les bagnoles dont on voit les phares en subjectif disparaissent comme par enchantement dès qu'on passe au plan extérieur où les flics se permettent même de rouler à trois de front !). A 2:36, le pick-up qu'on voit en subjectif disparaît lui aussi au plan suivant, sans gêner les trois bagnoles de flics qui continuent de rouler en escadrille. Et puis, ils sont vraiment maladroits les flics en fin de séquence, ils se bouffent de manière synchro les poubelles sur le bas-côté.

Dans "Drive", a contrario, on est dans la ville, le trafic, le flux... on n'a pas un magicien du volant qui improvise comme s'il disposait d'un 6e sens, mais qui est branché sur la radio des flics pour anticiper leurs mouvements et agir en conséquence.On est sur le fil du rasoir, dans l'incertitude... le jeu du chat et de la souris. Winding Refn joue sur les flous quand on rentre dans une zone d'incertitude, où la bagnole de flics quitte notre champ de vision sans qu'on sache ce qu'on va trouver en face dans la rue perpendiculaire. Dans "Drive", la police est là présente, aux aguets, sur la route et dans le ciel... alors que dans "The Driver", les flics jaillissent de nulle part, sans prévenir, à toute blinde !

Bref, à moins de ne pas avoir bien saisi ton propos, je ne pense pas que le réel est davantage congédié dans la séquence de George Walter Hill que dans celle de Nicolas Winding Refn. Cette séquence illustre d'ailleurs parfaitement "l'hyper réalité" dont je parlais précédemment. La séquence s'appuie sur le réel pour l'amplifier - par le son, les lumières - comme dans un état d'hyper-concentration.



Il faut opérer une distinction: le réalisme c'est autre chose que l'effet de réel ou de réalité. Les deux extraits sont artificieux, ils essayent de créer du vrai avec des artifices. Les deux séquences ne sont pas réalistes, chacune pour des raisons diverses. Ce qui les différencie, c'est le point de vue.

Dans le premier, c'est une poursuite, traitée avec une certaine distance, et un peu de fantaisie: le souris échappe aux chats. Dans le second, c'est le chat qui est poursuivi par des souris dans un univers clos, où celui qui est poursuivi donne le rythme. C'est une logique de jeux vidéo. On le mesure non seulement dans la position de la caméra (la première séquence est filmée majoritairement de l'extérieur, quand la seconde est filmée de l'intérieur), mais également dans les choix de lumière et surtout dans l'interaction des différents éléments (décors, adversaires, etc...).

On peut estimer que la vision de Walter Hill est fantaisiste, mais c'est ce qui fait son charme: c'est du cinéma, c'est pour de faux. Voilà ce qui préserve le réel, la distance.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 04 Mar 2012, 14:58

Ambrose a écrit:Et personne d'autre que moi n'a vu "Take Shelter" alors ?


Non, pas eu l'occasion. Mais j'en ai entendu du bien.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 15:40

silverwitch a écrit:D'accord. Même si je pense que tu es à la limite de l'excès interprétatif (d'ailleurs c'est intéressant de voir que l'objectif du film est atteint, le héros suscite finalement l'empathie), le doute subsiste. Je voyais plutôt le parcours comme un cercle où le le personnage de Ryan Gosling revient à son point de départ, seul au volant de sa voiture, sans ami ni la personne aimée, avec une plaie béante à la place (une blessure).


Oui, mais il s'est passé quelque chose entre temps.

Tu décris à la perfection la logique narrative du film de justicier. Quand la loi et la société sont défaillantes, que peut-on faire sinon s'en remettre à Charles Bronson ?

Un film, comme un roman, comme tout récit, c'est un piège. Le devoir de l'esprit critique c'est de prendre du recul vis à vis du récit pour regarder l'histoire. La logique même du film que tu décryptes conduit au cliché.


La thématique du "sauveur", du "l'homme providentiel", du "justicier" n'a rien d'un cliché, c'est un thème récurrent de la fiction et même une figure récurrente et structurante dans nos sociétés... notre histoire ou plutôt notre historiographie ont eu besoin de créer des figures héroïques, des justiciers pour unir, rassembler, notamment dans les périodes de crise... idem en politique... au Mexique, le sous-commandant Marcos ne portait-il pas une cagoule comme un justicier masqué pour venir en aide aux Indiens du Chiapas délaissés... l'abbé Pierre - avec sa cape, sa canne, et son béret de résistant - n'était-il pas à sa façon un super-héros costumé... et De Gaulle en 1958, avec son képi et ses trois étoiles ?

"Drive" montre une société en crise, atomisée, des individus seuls et livrés à eux-mêmes dans l'une des plus grosses agglomérations du monde, qui est aussi paradoxalement l'une des plus grandes fabriques de "rêves", de fictions, l'un des pivots de la société du spectacle mondialisée... le personnage de Ryan Gossling est d'ailleurs le produit de cette société capitaliste moderne, individualiste, "apolitique", insensible au monde qui l'entoure, enfermé dans sa bulle. Ce n'est pas un type sympathique à la base, sa violence extrême le rend même effrayant, il a un côté franchement bourrin et abruti... il a juste des qualités de pilote exceptionnelles, mais ce qui le rend surtout redoutable par la suite, c'est sa détermination et son absence d'état d'âme, on pourrait même parler d'un point de vue psychanalytique, d'absence de surmoi (fruit là encore d'une société en décomposition)... ce qui en fait un "héros", c'est qu'il décide de tendre la main, d'aider son prochain, de modifier son existence et son rapport au monde... c'est ça et seulement ça qui le rend "héroïque"... la découverte ou redécouverte d'une certaine forme d'humanité.

Le film ne nous dit pas qu'on a besoin de héros surnaturel pour amener la justice en ce bas monde. La vengeance dans le film n'est absolument pas sublimée. Elle est brutale, sale, laborieuse, parfois grotesque. De même, les points de suspension laissés à la fin du film nous montrent que tout reste à écrire... malgré la gravité de sa blessure, son visage affiche un sourire rayonnant, lui qui arborait jusqu'ici une moue impassible. Va-t-il renouer avec sa vie d'avant, les braquages foireux... on peut en douter... va-t-il retrouver la fille et son gosse... peut-être... même s'il est seul, blessé, dans sa voiture, il n'y a pas de retour à la case départ. Je vois plutôt la fin du film, la lumière utilisée comme la possibilité d'un nouveau départ.

Tu vois que tu le tiens le héros du film ! Voilà un destin tragique. Le personnage de Ryan Gosling pourrait accéder au rang de héros, s'il était réellement confronté à un choix et devait renoncer, à sa solitude, à sa vie ou de lui-même à la femme qu'il aime.


Il renonce à sa solitude. Il est prêt à renoncer à sa vie et même à la femme qu'il aime en acceptant d'aider son mari.

Imaginons un autre récit: il sauve le mari, ce qui le prive de la femme qu'il aime (et dont il est aimé), mais il sort métamorphosé ou transformé de l'épreuve. Voilà un récit qui n'est ni cynique ni nihiliste et qui actualise la figure d'un héros tragique.


C'est son intention. Il accepte de tendre la main au mari, lorsqu'il s'aperçoit que celui-ci s'est fait tabasser par les mafieux dans le parking. Certes, sa motivation première, c'est de protéger la fille et son gosse, mais il a aussi une réelle empathie pour ce mec. S'il était cynique, il l'aurait laissé se démerder et se cramer tout seul. Là, au contraire, il accepte de l'aider dans son braquage pour le "protéger" et garantir le succès de l'opération. Mais sur place, il assiste totalement impuissant à la mort du gars. Par ailleurs, si le type s'en était sorti, est-ce que l'histoire était pour autant terminée ? Est-ce que les mafieux n'auraient pas exigé une autre opération, un autre braquage ? Standard est plongé dans un cercle vicieux dont il ne peut s'extraire, sa dette vis-à-vis des mafieux n'est pas une dette de circonstance, mais une dette à vie.

Aider au succès d'un braquage puis laisser croire que grâce à ce succès, toute la petite famille va pouvoir retrouver une petite vie normale, c'est ça qui aurait été extrêmement naïf, voire cynique.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede runaway le 04 Mar 2012, 15:57

J'ai vu ''in Time'' hier.
Sujet qui aurait pu etre eminament interressant et approfondi, mais on finit avec un film tres superficiel et d'une originalite decevante malgre l'idee de depart. Du tres basique.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 15:58

silverwitch a écrit:Il faut opérer une distinction: le réalisme c'est autre chose que l'effet de réel ou de réalité. Les deux extraits sont artificieux, ils essayent de créer du vrai avec des artifices. Les deux séquences ne sont pas réalistes, chacune pour des raisons diverses. Ce qui les différencie, c'est le point de vue.

Dans le premier, c'est une poursuite, traitée avec une certaine distance, et un peu de fantaisie: le souris échappe aux chats. Dans le second, c'est le chat qui est poursuivi par des souris dans un univers clos, où celui qui est poursuivi donne le rythme.


Non, la subjectivité donne l'illusion de la maîtrise du rythme, mais ce n'est pas le conducteur qui décide du moment exact où l'hélico va le repérer. Or c'est ça qui marque la fin du jeu de cache-cache et le début de la véritable poursuite. La différence majeure d'ailleurs entre les deux scènes, c'est ça : d'un côté une course-poursuite, de l'autre un jeu de cache-cache. C'est aussi ce qui rend la scène de "Drive" excitante, parce qu'elle évoque les jeux de cache-cache de notre enfance.

On peut estimer que la vision de Walter Hill est fantaisiste, mais c'est ce qui fait son charme: c'est du cinéma, c'est pour de faux. Voilà ce qui préserve le réel, la distance.


Donc si je te comprends bien, il faut des artifices bien grossiers pour préserver le réel et marquer de la distance. C'est pas un peu insulter l'intelligence du spectateur ?
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 04 Mar 2012, 16:03

Shunt a écrit:Oui, mais il s'est passé quelque chose entre temps.


Admettons.

La thématique du "sauveur", du "l'homme providentiel", du "justicier" n'a rien d'un cliché, c'est un thème récurrent de la fiction et même une figure récurrente et structurante dans nos sociétés... notre histoire ou plutôt notre historiographie ont eu besoin de créer des figures héroïques, des justiciers pour unir, rassembler, notamment dans les périodes de crise... idem en politique... au Mexique, le sous-commandant Marcos ne portait-il pas une cagoule comme un justicier masqué pour venir en aide aux Indiens du Chiapas délaissés... l'abbé Pierre - avec sa cape, sa canne, et son béret de résistant - n'était-il pas à sa façon un super-héros costumé... et De Gaulle en 1958, avec son képi et ses trois étoiles ?


Je te disais dans un précédent message: le problème, ce n'est pas d'où on part, mais où l'on arrive.

"Drive" montre une société en crise, atomisée, des individus seuls et livrés à eux-mêmes dans l'une des plus grosses agglomérations du monde, qui est aussi paradoxalement l'une des plus grandes fabriques de "rêves", de fictions, l'un des pivots de la société du spectacle mondialisée... le personnage de Ryan Gossling est d'ailleurs le produit de cette société capitaliste moderne, individualiste, "apolitique", insensible au monde qui l'entoure, enfermé dans sa bulle. Ce n'est pas un type sympathique à la base, sa violence extrême le rend même effrayant, il a un côté franchement bourrin et abruti... il a juste des qualités de pilote exceptionnelles, mais ce qui le rend surtout redoutable par la suite, c'est sa détermination et son absence d'état d'âme, on pourrait même parler d'un point de vue psychanalytique, d'absence de surmoi (fruit là encore d'une société en décomposition)... ce qui en fait un "héros", c'est qu'il décide de tendre la main, d'aider son prochain, de modifier son existence et son rapport au monde... c'est ça et seulement ça qui le rend "héroïque"... la découverte ou redécouverte d'une certaine forme d'humanité.


Tu vas un peu vite en besogne. La violence du personnage n'apparaît pas d'emblée, mais après le déroulement d'une part importante du récit, et longtemps après une séquence introductive où le personnage est présenté comme disposant d'une maîtrise exceptionnelle, quasi surhumaine.

Le film ne nous dit pas qu'on a besoin de héros surnaturel pour amener la justice en ce bas monde. La vengeance dans le film n'est absolument pas sublimée. Elle est brutale, sale, laborieuse, parfois grotesque. De même, les points de suspension laissés à la fin du film nous montrent que tout reste à écrire... malgré la gravité de sa blessure, son visage affiche un sourire rayonnant, lui qui arborait jusqu'ici une moue impassible. Va-t-il renouer avec sa vie d'avant, les braquages foireux... on peut en douter... va-t-il retrouver la fille et son gosse... peut-être... même s'il est seul, blessé, dans sa voiture, il n'y a pas de retour à la case départ. Je vois plutôt la fin du film, la lumière utilisée comme la possibilité d'un nouveau départ.


Je ne suis pas convaincue par ton analyse de la fin du film: je n'ai pas souvenir d'un grand sourire sur le visage du héros, mais plutôt de son sempiternel masque impassible et serein, de la jeune femme qui va frapper à la porte close de l'appartement du héros, déchirée par la tristesse, et du visage du héros au volant de sa voiture, de profil, impassible. C'est un peu différent.


Ensuite, quelle est la différence entre ce film et Death Wish de Michael Winner, avec Charles Bronson ?

Sur le fond, ton analyse devient assez contestable, puisque tu finis par épouser entièrement la logique du justicier-vengeur: l'important n'est pas la vengeance, mais le fait qu'il y aurait peut-être un nouveau départ pour le personnage principal ! Je vais finir par croire que j'étais trop gentille avec ce film... Si je suis ce que tu écris, la violence est un simple expédient. C'est donc bien à tes yeux un héros, moderne, solitaire, mais un héros quand même.

Je te renvoyais vers le film de Soderbergh L'Anglais qui montre clairement le fait que la vengeance détruit celui qui se venge, qu'elle le ravage et ne laisse aucun accomplissement sinon son aspect insurmontable: la vengeance ne venge rien.


Death Wish


L'Anglais


Il renonce à sa solitude. Il est prêt à renoncer à sa vie et même à la femme qu'il aime en acceptant d'aider son mari.


Je n'ai pas cette analyse: le personnage ne change en rien, quand on le voit avec la jeune femme, il se comporte comme un enfant, toujours dans un univers clos (l'enfant est d'ailleurs le personnage dont il est le plus proche, celui vers qui le héros montre de l'empathie). La logique du récit est donc très claire: le personnage de Ryan Gosling est un enfant échappé dans un monde d'adultes.

Tu appuies sur des éléments tangibles qui montrent l'immaturité de ce personnage, mais ce raisonnement intellectuel est contredit par l'empathie que tu lui portes, et par le fait que tu justifies finalement cette vengeance, bien qu'elle te répugne. D'où la logique affective: la violence est brutale, antipathique, mais nécessaire.

C'est son intention. Il accepte de tendre la main au mari, lorsqu'il s'aperçoit que celui-ci s'est fait tabasser par les mafieux dans le parking. Certes, sa motivation première, c'est de protéger la fille et son gosse, mais il a aussi une réelle empathie pour ce mec. S'il était cynique, il l'aurait laissé se démerder et se cramer tout seul. Là, au contraire, il accepte de l'aider dans son braquage pour le "protéger" et garantir le succès de l'opération. Mais sur place, il assiste totalement impuissant à la mort du gars. Par ailleurs, si le type s'en était sorti, est-ce que l'histoire était pour autant terminée ? Est-ce que les mafieux n'auraient pas exigé une autre opération, un autre braquage ? Standard est plongé dans un cercle vicieux dont il ne peut s'extraire, sa dette vis-à-vis des mafieux n'est pas une dette de circonstance, mais une dette à vie.


Je ne crois pas. Le film ne nous montre aucune réelle empathie du personnage de Ryan Gosling pour le personnage du mari, mais un souci rationnel: les mafieux ont menacé de s'en prendre à la jeune femme et à l'enfant (ils confient d'ailleurs une munition au gamin), c'est la douleur du gamin qui pousse le personnage principal à s'impliquer, puis à se venger, dans un cycle de la violence que le film contribue à légitimer, avec l'élimination du seul ami du héros, le garagiste, raté au grand coeur. Acculé la violence n'a plus qu'à suivre son cours, à travers le bras du héros. Gosling n'est donc que l'instrument d'une légitime vengeance, répugnante mais indispensable pour laisser pousser l'innocence de la jeune femme et de son fils. C'est l'éternel retour stéréotypé de l'innocence protégée par la violence. Ils ne peuvent être ensemble, mais le sombre héros solitaire préserve un monde où une jeune femme peut élever un enfant. Tu me permets de penser que ça n'est plus élevé que Death Wish, quelle que soit la modernité de l'enrobage !

Aider au succès d'un braquage puis laisser croire que grâce à ce succès, toute la petite famille va pouvoir retrouver une petite vie normale, c'est ça qui aurait été extrêmement naïf, voire cynique.


Tu acceptes de suivre le schéma narratif du film qui veut rendre la vengeance et la violence indispensable. Pas moi.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 17:20

silverwitch a écrit:Je ne suis pas convaincue par ton analyse de la fin du film: je n'ai pas souvenir d'un grand sourire sur le visage du héros, mais plutôt de son sempiternel masque impassible et serein, de la jeune femme qui va frapper à la porte close de l'appartement du héros, déchirée par la tristesse, et du visage du héros au volant de sa voiture, de profil, impassible. C'est un peu différent.


J'ai vu le film il y a 5-6 mois, à revoir... mais j'avais souvenir d'un type plutôt content de se rendre compte qu'il avait survécu, avec une bagnole qui démarre en trombe à contre-jour.

Sur le fond, ton analyse devient assez contestable, puisque tu finis par épouser entièrement la logique du justicier-vengeur: l'important n'est pas la vengeance, mais le fait qu'il y aurait peut-être un nouveau départ pour le personnage principal ! Je vais finir par croire que j'étais trop gentille avec ce film... Si je suis ce que tu écris, la violence est un simple expédient. C'est donc bien à tes yeux un héros, moderne, solitaire, mais un héros quand même.


Je crois que le concept de "vengeance" dans ce film est particulier... l'enjeu pour le héros n'est pas tant de "réparer" une injustice que d'assurer la survie de la femme et du gamin qu'il a pris sous son aile. Et la sienne aussi par l'occasion.

Je te renvoyais vers le film de Soderbergh L'Anglais qui montre clairement le fait que la vengeance détruit celui qui se venge, qu'elle le ravage et ne laisse aucun accomplissement sinon son aspect insurmontable: la vengeance ne venge rien.


Je n'ai pas vu le film de Soderbergh, mais j'ai vu pas mal de films "de vengeance" qui suivent et illustrent ce que tu expliques, de "la Mariée était en noir" de Truffaut aux films coréens plus récents de Park Chan-Wook (Old Boy, Lady Vengeance...), Na Hong-Jin ("The Chaser") ou Kim Jee-Woon ("J'ai rencontré le Diable"). Dans ce dernier film, le personnage principal, membre des services secrets, se lance à la recherche du tueur sadique qui a dépecé sa femme, enceinte. La course-poursuite se transforme en un jeu sadique du chat et de la souris, où le vengeur devient quasiment aussi pervers que le psychopathe qu'il traque.

Dans "Drive", l'aspect torturé, voire détraqué du gars, apparaît également lorsqu'il vient éliminer ses adversaires. Pour autant, il est davantage dans une logique de survie, pro-active, que dans une logique de réparation a posteriori. Contrairement à la Mariée était en noir, à Lady Vengeance ou au héros de "J'ai rencontré le diable", il ne cherche en rien à exorciser ses démons ni à effacer une souffrance intérieure à travers la violence.

Je n'ai pas cette analyse: le personnage ne change en rien, quand on le voit avec la jeune femme, il se comporte comme un enfant, toujours dans un univers clos (l'enfant est d'ailleurs le personnage dont il est le plus proche, celui vers qui le héros montre de l'empathie). La logique du récit est donc très claire: le personnage de Ryan Gosling est un enfant échappé dans un monde d'adultes.


Là dessus, on est d'accord, sauf que ce personnage-enfant est au départ un individu irresponsable, qui ne veut rien assumer. Il suffit d'entendre l'énoncé de ses règles à ses "clients". L'exfiltration des braqueurs, c'est 5 minutes pas plus... au bout de 5 minutes, il les laisse en plan, à eux de se démerder. Ce qu'il fait d'ailleurs en abandonnant sa bagnole dans le parking du stade, sans se soucier des gus qu'il a trimbalés... il se barre incognito alors que les flics déboulent en nombre. Il a juste sauvé sa peau. C'est également la même logique qui l'anime sur son projet de course automobile. Lui, son job, c'est conduire, éventuellement mettre un peu les mains dans le cambouis. Mais pour trouver des ronds pour s'aligner en compétitions, c'est pas son problème, c'est à son patron garagiste de se démerder, quitte à s'associer avec des mécènes pour le moins douteux. C'est d'ailleurs son patron qui lui trouve des braqueurs à transporter. Sa logique, c'est "Je suis doué au volant, je veux bien vous en faire profiter, mais vous vous occupez de tout".

La rencontre avec sa voisine va bouleverser le monde qu'il s'est construit et pour la première fois, il va agir de manière désintéressée, il va donner un coup de main, s'occuper de quelqu'un d'autre que lui, dépasser sa petite personne. Tendre la main. Et cette fois, il va s'engager totalement, assumer jusqu'au bout, jusqu'à l'extrême.

Tu appuies sur des éléments tangibles qui montrent l'immaturité de ce personnage, mais ce raisonnement intellectuel est contredit par l'empathie que tu lui portes, et par le fait que tu justifies finalement cette vengeance, bien qu'elle te répugne.


On peut avoir de l'empathie pour un personnage immature. Empathie ne signifie pas sympathie.

D'où la logique affective: la violence est brutale, antipathique, mais nécessaire.


Pour le personnage, il est effectivement question de vie ou de mort. La seule alternative serait la fuite, mais on butte sur l'incapacité du gus à se projeter "ailleurs", lui qui paradoxalement est capable d'échafauder des stratagèmes les plus complexes et les plus précis pour accomplir sa tâche ou éliminer des adversaires. Mais on reste à chaque fois prisonnier de cette pesanteur, de cet univers clos et familier, dont il ne peut se détacher. Finalement, ce personnage est un enfant de la modernité contemporaine, de la société du spectacle incarnée par Los Angeles, et il est incapable de quitter le ventre de sa mère.

Je ne crois pas. Le film ne nous montre aucune réelle empathie du personnage de Ryan Gosling pour le personnage du mari, mais un souci rationnel: les mafieux ont menacé de s'en prendre à la jeune femme et à l'enfant (ils confient d'ailleurs une munition au gamin), c'est la douleur du gamin qui pousse le personnage principal à s'impliquer, puis à se venger, dans un cycle de la violence que le film contribue à légitimer, avec l'élimination du seul ami du héros, le garagiste, raté au grand coeur.


Le mari est d'abord perçu en effet comme un rival, et c'est par le prisme du gamin, qu'il va en effet consentir à lui venir en aide (comme la souffrance enfantine a tendance à davantage nous interpeller dans la vraie vie). Je ne saurais te citer un plan ou une séquence précise, mais leur relation - de froide et tendue - se réchauffe progressivement. Jusqu'à la mort brutale du mari.

Acculé la violence n'a plus qu'à suivre son cours, à travers le bras du héros. Gosling n'est donc que l'instrument d'une légitime vengeance, répugnante mais indispensable pour laisser pousser l'innocence de la jeune femme et de son fils.


Pour les laisser vivre tout simplement, puisque leurs vies sont menacées. Et la sienne aussi d'ailleurs.

Tu acceptes de suivre le schéma narratif du film qui veut rendre la vengeance et la violence indispensable. Pas moi.


Le film montre la violence comme un engrenage, un système. Tu ne t'en extraies pas à ta guise, en levant le pouce. Participer à un braquage, c'est violent. Servir de chauffeur à des braqueurs, c'est être complice d'un acte criminel, même si tu t'en laves les mains. Tu ne peux répugner à la violence qu'en étant étranger, "extérieur" à la violence. Le personnage, lui, baigne dedans. La société est violente, la ville est violente, son environnement est violent.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 04 Mar 2012, 17:49

Shunt a écrit:J'ai vu le film il y a 5-6 mois, à revoir... mais j'avais souvenir d'un type plutôt content de se rendre compte qu'il avait survécu, avec une bagnole qui démarre en trombe à contre-jour.




Ça me semble assez clair: c'est un héros solitaire, qui a survécu et va vers de nouvelles aventures (ou retourne au point de départ), seul. Il a perdu la jeune femme.

Je crois que le concept de "vengeance" dans ce film est particulier... l'enjeu pour le héros n'est pas tant de "réparer" une injustice que d'assurer la survie de la femme et du gamin qu'il a pris sous son aile. Et la sienne aussi par l'occasion.


C'est vrai, mais le concept évolue avec le schéma narratif. Il doit aussi venger son ami garagiste. Tout le scénario nous conduit à justifier la violence et la vengeance. Le schéma narratif est un piège qui ne nous laisse pas le choix.

Je n'ai pas vu le film de Soderbergh, mais j'ai vu pas mal de films "de vengeance" qui suivent et illustrent ce que tu expliques, de "la Mariée était en noir" de Truffaut aux films coréens plus récents de Park Chan-Wook (Old Boy, Lady Vengeance...), Na Hong-Jin ("The Chaser") ou Kim Jee-Woon ("J'ai rencontré le Diable"). Dans ce dernier film, le personnage principal, membre des services secrets, se lance à la recherche du tueur sadique qui a dépecé sa femme, enceinte. La course-poursuite se transforme en un jeu sadique du chat et de la souris, où le vengeur devient quasiment aussi pervers que le psychopathe qu'il traque.

Dans "Drive", l'aspect torturé, voire détraqué du gars, apparaît également lorsqu'il vient éliminer ses adversaires. Pour autant, il est davantage dans une logique de survie, pro-active, que dans une logique de réparation a posteriori. Contrairement à la Mariée était en noir, à Lady Vengeance ou au héros de "J'ai rencontré le diable", il ne cherche en rien à exorciser ses démons ni à effacer une souffrance intérieure à travers la violence.


:o

C'est d'ailleurs ce qui me pose problème.

Là dessus, on est d'accord, sauf que ce personnage-enfant est au départ un individu irresponsable, qui ne veut rien assumer. Il suffit d'entendre l'énoncé de ses règles à ses "clients". L'exfiltration des braqueurs, c'est 5 minutes pas plus... au bout de 5 minutes, il les laisse en plan, à eux de se démerder. Ce qu'il fait d'ailleurs en abandonnant sa bagnole dans le parking du stade, sans se soucier des gus qu'il a trimbalés... il se barre incognito alors que les flics déboulent en nombre. Il a juste sauvé sa peau. C'est également la même logique qui l'anime sur son projet de course automobile. Lui, son job, c'est conduire, éventuellement mettre un peu les mains dans le cambouis. Mais pour trouver des ronds pour s'aligner en compétitions, c'est pas son problème, c'est à son patron garagiste de se démerder, quitte à s'associer avec des mécènes pour le moins douteux. C'est d'ailleurs son patron qui lui trouve des braqueurs à transporter. Sa logique, c'est "Je suis doué au volant, je veux bien vous en faire profiter, mais vous vous occupez de tout".

La rencontre avec sa voisine va bouleverser le monde qu'il s'est construit et pour la première fois, il va agir de manière désintéressée, il va donner un coup de main, s'occuper de quelqu'un d'autre que lui, dépasser sa petite personne. Tendre la main. Et cette fois, il va s'engager totalement, assumer jusqu'au bout, jusqu'à l'extrême.


D'accord.

On peut avoir de l'empathie pour un personnage immature. Empathie ne signifie pas sympathie.


Certes, mais l'essentiel est ailleurs. Ce qui me gêne, c'est que tu justifies avec le film le trajet qu'il te propose, notamment la justification de la vengeance. Ce que je développais dans mon précédent message: la vengeance est indispensable, bien que répugnante pour protéger les innocents aux prises avec un monde sordide.

Le film montre la violence comme un engrenage, un système. Tu ne t'en extraies pas à ta guise, en levant le pouce. Participer à un braquage, c'est violent. Servir de chauffeur à des braqueurs, c'est être complice d'un acte criminel, même si tu t'en laves les mains. Tu ne peux répugner à la violence qu'en étant étranger, "extérieur" à la violence. Le personnage, lui, baigne dedans. La société est violente, la ville est violente, son environnement est violent.



Très bien. Mais le film ne montre ni comment on sort du piège (de l'engrenage) de la violence, ni comment la violence détruit celui qui y recourt. Ici le film nous montre une figure classique du justicier-vengeur solitaire: relativement antipathique, mais nécessaire. C'est ce point sur lequel tu refuses de te pencher, alors que tu es prêt à déployer des trésors d'analyse pour examiner l'immaturité affective du héros. À mes yeux, c'est une impasse, parce que tu ne pourras montrer quelle est la différence fondamentale entre ce film et un autre film de série B, comme Death Wish.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 04 Mar 2012, 20:50

silverwitch a écrit:

Ça me semble assez clair: c'est un héros solitaire, qui a survécu et va vers de nouvelles aventures (ou retourne au point de départ), seul. Il a perdu la jeune femme.


Je ne me souvenais plus de la dernière séquence de nuit, mais ça me revient maintenant... d'ailleurs je m'étais demandé si l'une des interprétations n'était pas qu'il était.. mort. Sa blessure est très vilaine, il s'en relève presque miraculeusement, on le voit partir, mais on se rend compte avec le plan de la jolie voisine qui frappe à la porte qu'il n'est pas rentré chez lui. La séquence d'après il est au volant de sa bagnole dans les ténèbres. Ca pouvait faire sens.

L'autre interprétation sinon, c'est qu'après avoir tué tous ces hommes de ses mains, il s'estime indigne d'être aimé de cette femme, il ne peut rentrer chez lui, reprendre une vie "normale", d'autant qu'il risque de l'exposer aux représailles des mafieux. Il a sacrifié son amour (car elle, elle l'attend), et erre au volant comme une âme en peine.

Mais le film ne montre ni comment on sort du piège (de l'engrenage) de la violence, ni comment la violence détruit celui qui y recourt.


Je ne suis pas sûr que Kubrick nous montre comment on sort de l'engrenage de la violence dans "Orange Mécanique". Je ne sais pas si tu as vu "Bronson" l'un des précédents films de Winding Refn, mais il partageait plus ou moins le même constat, sur l'extrême difficulté - voire l'impossibilité - d'enrayer la violence sur une société qui repose elle-même sur des rapports sociaux extrêmement violents (il y a en plus chez Kubrick l'idée que la violence est indissociable de la nature humaine et que vouloir à tout prix l'éliminer relève du totalitarisme). Bronson devient encore plus incontrôlable et violent en milieu carcéral. Le système carcéral l'avilit encore plus. De petit braqueur minable, il devient "le prisonnier le plus dangereux de Grande-Bretagne".

Ici le film nous montre une figure classique du justicier-vengeur solitaire: relativement antipathique, mais nécessaire. C'est ce point sur lequel tu refuses de te pencher, alors que tu es prêt à déployer des trésors d'analyse pour examiner l'immaturité affective du héros. À mes yeux, c'est une impasse, parce que tu ne pourras montrer quelle est la différence fondamentale entre ce film et un autre film de série B, comme Death Wish.


Déjà, la réalisation est brillante et n'est pas celle d'une série "B". Le scénar est effectivement celui d'une série "B", adapté d'un polar de James Sallis, mais Winding Refn parvient quand même à sublimer tout ça, en donnant du sens et de l'épaisseur au récit. La question de savoir si la violence ou la vengeance est nécessaire importe peu. Elle existe indépendamment de notre volonté et de notre jugement moral. Dans "Drive" comme dans ses autres films, Winding Refn en dissèque les mécanismes, les ressorts, les engrenages... la violence dans "Drive" relève à la fois de l'instinct de survie, du fantasme enfantin de toute puissance, des pulsions hormonales, des rapports de dominés à dominants... ce que veut montrer Winding Refn, ce n'est pas la nécessité du justicier-vengeur, de l'homme providentiel mais la nécessité de la main tendue. Winding Refn inverse en plus le regard que l'on porte sur cette figure de justicier-vengeur - qu'il s'agisse de Batman ou de Pale Rider. Le héros de "Drive" ne surgit pas de nulle part pour sauver la veuve et l'orphelin. Ce sont plutôt la veuve et l'orphelin qui surgissent sans prévenir dans le quotidien de ce type.

Finalement ce que montre la dernière séquence du film est assez éclairant : le déchaînement de violence empêche le héros de retrouver la femme qu'il aime, de goûter à une vie "normale" et apisée. On peut y voir une forme de sacrifice, mais il s'agit aussi chez ce type d'une incapacité voire d'une impossibilité d'habiter le monde. Même s'il a survécu à la blessure, il ne sort pas intact de ce déchaînement de violence. Et la femme qu'il aime non plus, puisqu'elle perd elle aussi un être devenu cher... elle a eu la vie sauve mais retourne à sa vie triste et solitaire (ce que montre le plan du couloir à la fin). Seule.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 05 Mar 2012, 14:08



Shunt a écrit:Je ne me souvenais plus de la dernière séquence de nuit, mais ça me revient maintenant... d'ailleurs je m'étais demandé si l'une des interprétations n'était pas qu'il était.. mort. Sa blessure est très vilaine, il s'en relève presque miraculeusement, on le voit partir, mais on se rend compte avec le plan de la jolie voisine qui frappe à la porte qu'il n'est pas rentré chez lui. La séquence d'après il est au volant de sa bagnole dans les ténèbres. Ca pouvait faire sens.


C'est possible, mais assez improbable, puisque rien dans le film n'indique la moindre rupture, la fin n'est pas plus irréelle que le reste du film. L'interprétation du sens de cette fin donc assez simple: l'archétype du héros-solitaire-vengeur-justicier (rayer la mention inutile) s'en va seul dans la nuit au volant de sa voiture, quand l'archétype de l'innocente jeune femme, sauve mais privée de ceux qui ont trempé dans le mal et la corruption ne le trouvera pas, la porte du héros est close.

Le point sur lequel on peut conserver une certaine hésitation, c'est de savoir si oui ou non cette aventure a transformé le personnage principal. Je pense qu'il n'en est rien.

Shunt a écrit:L'autre interprétation sinon, c'est qu'après avoir tué tous ces hommes de ses mains, il s'estime indigne d'être aimé de cette femme, il ne peut rentrer chez lui, reprendre une vie "normale", d'autant qu'il risque de l'exposer aux représailles des mafieux. Il a sacrifié son amour (car elle, elle l'attend), et erre au volant comme une âme en peine.


C'est une surinterprétation.

Je ne suis pas sûr que Kubrick nous montre comment on sort de l'engrenage de la violence dans "Orange Mécanique". Je ne sais pas si tu as vu "Bronson" l'un des précédents films de Winding Refn, mais il partageait plus ou moins le même constat, sur l'extrême difficulté - voire l'impossibilité - d'enrayer la violence sur une société qui repose elle-même sur des rapports sociaux extrêmement violents (il y a en plus chez Kubrick l'idée que la violence est indissociable de la nature humaine et que vouloir à tout prix l'éliminer relève du totalitarisme). Bronson devient encore plus incontrôlable et violent en milieu carcéral. Le système carcéral l'avilit encore plus. De petit braqueur minable, il devient "le prisonnier le plus dangereux de Grande-Bretagne".


Les films de Kubrick comme Orange Mécanique ou Full Metal Jacket montrent en effet une donnée très éloignée du point de vue du film de série qu'est Drive. Il est impossible de purger l'Homme de la violence, puisqu'elle se trouve en chacun de nous, chez les criminels, comme chez les médecins, les femmes ou les enfants. La violence n'est donc ni une maladie, ni une tare, et les films de Kubrick montrent l'impossible tentative de contrôler cette violence, que ce soit celle des soldats, celle des criminels ou celle de l'état. Pas plus enfin qu'il n'est possible de recycler, d'évacuer ou de sublimer cette violence par la culture.

Mais Kubrick ne s'arrête pas à ce constat, son cinéma nous apprend à retourner la violence contre elle-même. Et c'est la grande leçon que devrait méditer le réalisateur de Drive: la violence n'est pas neutre, elle est le fait d'individus ou d'institutions. Kubrick nous montre les archétypes de la réalité et nous apprend à les reconnaître comme tels: la guerre dans Full Metal Jacket se déroule dans un terrain abstrait autour d'un bâtiment théâtral, et il en va de même dans Orange Mécanique, voir cette séquence, par exemple:



Le film fait le contraire de Drive, il ne fait pas disparaître la réalité derrière les illusions de ses personnages, mais fait apparaître l'irréalité du réel, ou plus spécifiquement l'architecture de la réalité. Ce qu'il y a de tragique, c'est que l'on ne se rend pas compte que l'on joue un rôle. C'est évidemment une constante dans le cinéma de Kubrick, de Shining à Barry Lyndon.

Quand Kubrick montre ça:



Il montre autre chose que la violence seule, c'est une expérience du regard, de la vision, et il nous donne la possibilité de déborder la violence en ouvrant sur autre chose, sur le monde, sur les autres. Le problème de la violence n'est donc pas une simple question de nature ou de société, mais une question qui concerne directement le cinéma et la représentation, c'est une expérience du regard.

Déjà, la réalisation est brillante et n'est pas celle d'une série "B". Le scénar est effectivement celui d'une série "B", adapté d'un polar de James Sallis, mais Winding Refn parvient quand même à sublimer tout ça, en donnant du sens et de l'épaisseur au récit. La question de savoir si la violence ou la vengeance est nécessaire importe peu. Elle existe indépendamment de notre volonté et de notre jugement moral. Dans "Drive" comme dans ses autres films, Winding Refn en dissèque les mécanismes, les ressorts, les engrenages... la violence dans "Drive" relève à la fois de l'instinct de survie, du fantasme enfantin de toute puissance, des pulsions hormonales, des rapports de dominés à dominants... ce que veut montrer Winding Refn, ce n'est pas la nécessité du justicier-vengeur, de l'homme providentiel mais la nécessité de la main tendue. Winding Refn inverse en plus le regard que l'on porte sur cette figure de justicier-vengeur - qu'il s'agisse de Batman ou de Pale Rider. Le héros de "Drive" ne surgit pas de nulle part pour sauver la veuve et l'orphelin. Ce sont plutôt la veuve et l'orphelin qui surgissent sans prévenir dans le quotidien de ce type.


Brillante, la réalisation ? C'est vite dit. Je suis loin d'être convaincue que le cinéaste soit plus talentueux que Michael Winner (le réalisateur de Death Wish):









Ensuite, je ne pourrais être plus en désaccord avec la phrase que je souligne. Sans vouloir mettre en cause ton positionnement critique, ça me semble quand même une formule creuse, et inacceptable. La violence n'est pas un état naturel, pas plus que l'enchaînement qui conduit à perpétuer le cycle de la violence ne l'est. Pas plus enfin que serait anecdotique le fait que la vengeance n'ait d'importance ni pour le personnage principal ni pour les spectateurs. Ce que tu refuses avec une certaine obstination de voir, c'est que le film ne se différencie pas des films de justicier traditionnels auxquels il se réfère et appartient. Le film a pour objet d'avaliser la violence et de la justifier, avec ce mélange si commun de dégoût et de pitié. C'est répugnant, c'est brutal, mais c'est nécessaire et inévitable.

Le film ne dissèque ni n'analyse rien du tout, il se contente de déshumaniser la violence sur le fond, et de l'objectiver sur la forme, ce qui renforce un sentiment typique de la vacuité de ce cinéma, c'est-à-dire une désensibilisation croissante à la violence. Pourquoi le film insiste-t-il sur la brutalité du personnage principal ? Moi je sais pourquoi, parce que cette violence extrême et sauvage est le meilleur moyen pour le spectateur de s'y soustraire. Pourquoi crois-tu que les spectateurs ont fait un triomphe à Death Wish de Michael Winner et à l'interprétation impassible et brutale de Charles Bronson ? Parce qu'ils étaient stupides ou incultes ? Ou parce qu'ils ont été sensibles comme pour Drive à un discours lénifiant accompagné d'un enrobage violent et moderne ? Le héros solitaire, mutique qui aide la veuve et l'orphelin puis repart d'où il est venu, c'est un énorme cliché que le film se contente d'illustrer, et certainement pas de renverser.

Plus la violence est brutale, plus elle est crue, plus elle est neutralisée par la mise en scène, plus elle dure, plus le spectateur s'en protège en la tenant à distance de lui-même, en se désensibilisant, c'est-à-dire en rejetant l'expérience de sa vision, l'expérience de la violence, et d'abord la sienne, la notre, la tienne ou la mienne. La violence du personnage principal, qu'elle soit de Charles Bronson ou de Ryan Gosling, elle ne nous concerne pas. La leçon de Kubrick n'a pas été retenue, puisqu'au lieu de renvoyer le spectateur à l'expérience même de la violence, ces films renvoient le spectateur à l'illusion qu'il n'est pas lui-même un sujet possible de la violence.

Ce genre de films fait de nous des voyeurs insensibles, en miroir du personnage principal. Nous trouvons ça dégoûtant, antipathique, mais cette violence ne nous regarde pas. Mieux vaut alors gloser sur l'immaturité affective du héros, la solitude des individus, ou pleurer sur l'histoire d'amour impossible, et ainsi nous consoler de cette violence. On finit par croire que la violence correspond à l'état de nature.

Finalement ce que montre la dernière séquence du film est assez éclairant : le déchaînement de violence empêche le héros de retrouver la femme qu'il aime, de goûter à une vie "normale" et apisée. On peut y voir une forme de sacrifice, mais il s'agit aussi chez ce type d'une incapacité voire d'une impossibilité d'habiter le monde. Même s'il a survécu à la blessure, il ne sort pas intact de ce déchaînement de violence. Et la femme qu'il aime non plus, puisqu'elle perd elle aussi un être devenu cher... elle a eu la vie sauve mais retourne à sa vie triste et solitaire (ce que montre le plan du couloir à la fin). Seule.


:?

Pas du tout. Le schéma tragique est le suivant: sans ce déchaînement de violence, il ne pourrait y avoir de paix pour la veuve et l'orphelin (pour l'innocence donc). Le personnage principal est contraint par sa nature à la solitude et à sa brutalité pour préserver la paix. Il doit donc obéir à sa nature qui est de sacrifier son bonheur (illustré dans le film par une séquence d'une saisissante pauvreté).

Ce qui est douteux, c'est de proposer au spectateur d'éprouver de l'empathie pour ce justicier-vengeur solitaire, alors même qu'il s'agit d'un personnage qui n'accède jamais au statut d'être humain, car il n'est jamais affecté par ce qu'il fait. Il n'y a donc dans le film aucun conflit, mais une simple pente que le spectateur est contraint de descendre, puisque présentée comme inexorable et naturelle. Pas de conflit entre la Loi et le Désir, entre l'Ordre et le Désordre...

Tu mets en place un processus cognitif pour conduire le sens du film vers une zone plus acceptable, mais c'est un piège: ce que tu décris dans ce dernier paragraphe est de l'ordre du stéréotype (l'impossible histoire d'amour comme dans Titanic). Où est le conflit ? À quoi doit renoncer la jeune femme, le mari ou le personnage principal ? À rien du tout, ils obéissent à un destin écrit d'avance par le film, afin de justifier cette violence, de la naturaliser.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Ghinzani le 05 Mar 2012, 14:11

Iron Lady..M.Streep, toujours excellente.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Ouais_supère le 05 Mar 2012, 14:15

silverwitch a écrit:Pas du tout. Le schéma tragique est le suivant: sans ce déchaînement de violence, il ne pourrait y avoir de paix pour la veuve et l'orphelin (pour l'innocence donc). Le personnage principal est contraint par sa nature à la solitude et à sa brutalité pour préserver la paix. Il doit donc obéir à sa nature qui est de sacrifier son bonheur.

Ce qui est douteux, c'est de proposer au spectateur d'éprouver de l'empathie pour ce justicier-vengeur solitaire, alors même qu'il s'agit d'un personnage qui n'accède jamais au statut d'être humain, car il n'est jamais affecté par ce qu'il fait. Il n'y a donc dans le film aucun conflit, mais une simple pente que le spectateur est contraint de descendre, puisque présentée comme inexorable et naturelle. Pas de conflit entre la Loi et le Désir, entre l'Ordre et le Désordre...



Tu fais chier, c'est pas faux, ce que tu dis.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Ghinzani le 05 Mar 2012, 14:46

Quelqu'un aurait-il vu le 38 ème Témoin?
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 05 Mar 2012, 16:55

silverwitch a écrit:Le point sur lequel on peut conserver une certaine hésitation, c'est de savoir si oui ou non cette aventure a transformé le personnage principal. Je pense qu'il n'en est rien.


Il ne rentre pas chez lui en tout cas (et il a viré son cure-dent :D) Encore une fois, ce n'est pas lui qui surgit dans le quotidien de la fille mais l'inverse. On le voit très bien dans le générique de début vers 1:28.



Brillante, la réalisation ? C'est vite dit. Je suis loin d'être convaincue que le cinéaste soit plus talentueux que Michael Winner (le réalisateur de Death Wish):


On lui a quand même décerné un prix de la réalisation au dernier festival de Cannes. Bon d'accord, c'est le même jury qui a décerné le prix d'interprétation à Dujardin... mais c'est aussi celui qui a donné la Palme d'Or à Malick :P

Ensuite, je ne pourrais être plus en désaccord avec la phrase que je souligne. Sans vouloir mettre en cause ton positionnement critique, ça me semble quand même une formule creuse, et inacceptable. La violence n'est pas un état naturel, pas plus que l'enchaînement qui conduit à perpétuer le cycle de la violence ne l'est.


C'est très discutable.

Pas plus enfin que serait anecdotique le fait que la vengeance n'ait d'importance ni pour le personnage principal ni pour les spectateurs. Ce que tu refuses avec une certaine obstination de voir, c'est que le film ne se différencie pas des films de justicier traditionnels auxquels il se réfère et appartient. Le film a pour objet d'avaliser la violence et de la justifier, avec ce mélange si commun de dégoût et de pitié. C'est répugnant, c'est brutal, mais c'est nécessaire et inévitable.


Le "héros", individualiste et je m'en-foutiste, peut aussi tourner le dos et se foutre du sort de cette famille, comme il se désintéresse du sort des clients qu'il prend dans sa bagnole lors des braquages. Quand tu vois quelqu'un se faire agresser dans le métro et que tu décides d'intervenir, tu mets très vite la main dans un engrenage que tu ne maîtrises plus... l'agresseur peut prendre la fuite... ou pas. Et s'il ne prend pas la fuite, c'est là que ça se complique, quel que soit ton rapport à la violence. Il est des situations où il est parfois difficile de se soustraire à la violence.

Ce genre de films fait de nous des voyeurs insensibles, en miroir du personnage principal. Nous trouvons ça dégoûtant, antipathique, mais cette violence ne nous regarde pas. Mieux vaut alors gloser sur l'immaturité affective du héros, la solitude des individus, ou pleurer sur l'histoire d'amour impossible, et ainsi nous consoler de cette violence. On finit par croire que la violence correspond à l'état de nature.


Elle ne l'est pas ?

Pas du tout. Le schéma tragique est le suivant: sans ce déchaînement de violence, il ne pourrait y avoir de paix pour la veuve et l'orphelin (pour l'innocence donc). Le personnage principal est contraint par sa nature à la solitude et à sa brutalité pour préserver la paix. Il doit donc obéir à sa nature qui est de sacrifier son bonheur (illustré dans le film par une séquence d'une saisissante pauvreté).

Ce qui est douteux, c'est de proposer au spectateur d'éprouver de l'empathie pour ce justicier-vengeur solitaire, alors même qu'il s'agit d'un personnage qui n'accède jamais au statut d'être humain, car il n'est jamais affecté par ce qu'il fait. Il n'y a donc dans le film aucun conflit, mais une simple pente que le spectateur est contraint de descendre, puisque présentée comme inexorable et naturelle. Pas de conflit entre la Loi et le Désir, entre l'Ordre et le Désordre...


Son mode de vie, avant même de rencontrer la fille, montre déjà qu'il s'est soustrait à ce genre de conflit... il vit déjà à la marge et travaille pour des criminels. Même s'il s'en lave les mains, ce type est un criminel. La morale, la notion de bien ou de mal, c'est très flou chez lui. C'est ce qui le rend à la fois redoutable et effrayant. Il n'hésite pas, ne retient pas les coups, ne se fie qu'à son instinct, à sa confiance en lui... comme derrière le volant. Il ne cille pas.

Où est le conflit ? À quoi doit renoncer la jeune femme, le mari ou le personnage principal ? À rien du tout, ils obéissent à un destin écrit d'avance par le film, afin de justifier cette violence, de la naturaliser.


La jeune femme subit la violence de son environnement (en même temps qu'on tente de l'en protéger), où règne la "loi du plus fort". Son mari tente de s'en accommoder, de composer avec, éventuellement d'en tirer profit, mais ça lui pose des problèmes de conscience. Le personnage principal, lui, l'a totalement intégrée et acceptée. C'est le plus apte à survivre dans cet environnement mais le plus inapte à vivre.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 05 Mar 2012, 18:10

Shunt a écrit:Il ne rentre pas chez lui en tout cas (et il a viré son cure-dent :D) Encore une fois, ce n'est pas lui qui surgit dans le quotidien de la fille mais l'inverse. On le voit très bien dans le générique de début vers 1:28.


La mission du personnage principal a été effectuée, il peut donc rouler vers de nouvelles aventures, comme toujours. Le film insiste d'ailleurs sur la boucle narrative, en ouvrant et concluant de manière identique.

Shunt a écrit:On lui a quand même décerné un prix de la réalisation au dernier festival de Cannes. Bon d'accord, c'est le même jury qui a décerné le prix d'interprétation à Dujardin... mais c'est aussi celui qui a donné la Palme d'Or à Malick :P


...:


Shunt a écrit:
Ensuite, je ne pourrais être plus en désaccord avec la phrase que je souligne. Sans vouloir mettre en cause ton positionnement critique, ça me semble quand même une formule creuse, et inacceptable. La violence n'est pas un état naturel, pas plus que l'enchaînement qui conduit à perpétuer le cycle de la violence ne l'est.


C'est très discutable.


La violence n'est pas un état plus naturel que la douceur, la compassion que la vengeance. Il y a une ambiguité fondamentale dans la nature humaine que remarquait Full Metal Jacket, avec le personnage incarné par Matthew Modine: l'insigne de paix voisine avec l'inscription Born to kill. Quand la formation commence, il hésite quant à sa nature, il est un homme de bien et de mal. Au-delà de l'ironie initiale, on retrouve ce caractère équivoque à la fin du film:



le sniper est une jeune fille et c'est Modine qui l'achève. Pourquoi ? Est-ce dans un acte de compassion ou un acte de haine ? Ou pour le dire autrement, est-ce que Born to kill est égal à Natural born killers ? Chez Kubrick, la violence est un artifice, d'où le parallèle qu'il effectue dans Les Sentiers de la gloire entre les généraux et un tableau de Watteau qui montre Pierrot, Arlequin et Pantalon. Il correspond aux trois officiers du film. Cela signifie très clairement: la violence est une scène sur laquelle se déplacent des acteurs.

Si la violence est un artifice, une construction, alors cela veut dire au sens propre que la violence est artificielle. L'homme n'est pas bon ou mauvais, il joue des rôles, auxquels il finit par s'identifier. Il s'agit donc de défaire la violence, de l'apaiser, de la fragiliser. À un moment, il faut être fidèle aux films. Soit on suit Kubrick, soit on suit les films de justicier-vengeur comme Death wish.

Prenons un second exemple, cette fois avec Henry Fonda dans Young mister Lincoln de John Ford:



Oui, il est possible d'interrompre la violence, par la parole, par la raison, par la douceur ou par la compassion. Ce n'est pas une fatalité.


Le "héros", individualiste et je m'en-foutiste, peut aussi tourner le dos et se foutre du sort de cette famille, comme il se désintéresse du sort des clients qu'il prend dans sa bagnole lors des braquages. Quand tu vois quelqu'un se faire agresser dans le métro et que tu décides d'intervenir, tu mets très vite la main dans un engrenage que tu ne maîtrises plus... l'agresseur peut prendre la fuite... ou pas. Et s'il ne prend pas la fuite, c'est là que ça se complique, quel que soit ton rapport à la violence. Il est des situations où il est parfois difficile de se soustraire à la violence.


Il ne peut pas faire autrement, puisqu'il obéit à sa fonction.

Shunt a écrit:
Ce genre de films fait de nous des voyeurs insensibles, en miroir du personnage principal. Nous trouvons ça dégoûtant, antipathique, mais cette violence ne nous regarde pas. Mieux vaut alors gloser sur l'immaturité affective du héros, la solitude des individus, ou pleurer sur l'histoire d'amour impossible, et ainsi nous consoler de cette violence. On finit par croire que la violence correspond à l'état de nature.


Elle ne l'est pas ?


Non.

Son mode de vie, avant même de rencontrer la fille, montre déjà qu'il s'est soustrait à ce genre de conflit... il vit déjà à la marge et travaille pour des criminels. Même s'il s'en lave les mains, ce type est un criminel. La morale, la notion de bien ou de mal, c'est très flou chez lui. C'est ce qui le rend à la fois redoutable et effrayant. Il n'hésite pas, ne retient pas les coups, ne se fie qu'à son instinct, à sa confiance en lui... comme derrière le volant. Il ne cille pas.


Le problème dans un film, ce n'est pas d'où on part, mais où l'on arrive (ter).

La jeune femme subit la violence de son environnement, où règne la "loi du plus fort". Son mari tente de s'en accommoder, de composer avec, éventuellement d'en tirer profit, mais ça lui pose des problèmes de conscience. Le personnage principal, lui, l'a totalement intégrée et acceptée. C'est le plus apte à survivre dans cet environnement mais le plus inapte à vivre.


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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Cortese le 05 Mar 2012, 19:21

Un Kubrick et deux Ford. Tout est dit.
J'avais adoré "Young Mr Lincoln" où d'un film de commande (je crois) pour une hagiographie d'un père de la nation américaine, Ford en fait en même temps une énigme policière et une réflexion humaniste.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Ghinzani le 05 Mar 2012, 20:57

Le 38 ème témoin? Personne???
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede ayrtonforever le 05 Mar 2012, 23:28

un décor naturel, un bon scénario, un bon acteur, un bon réalisateur = 127 heures d'un bon film (bon ok sponsorisé par Décathlon, coca cola & co :p)
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 06 Mar 2012, 00:33

silverwitch a écrit:La mission du personnage principal a été effectuée, il peut donc rouler vers de nouvelles aventures, comme toujours. Le film insiste d'ailleurs sur la boucle narrative, en ouvrant et concluant de manière identique.


A quelles "nouvelles aventures" penses-tu ? La seule véritable aventure qu'il ait vécu, c'est le fait de sortir de sa bulle, de se mettre au service de quelqu'un, de tendre pour la première fois la main, de penser à quelqu'un d'autre que lui-même. Avant, c'était sa routine. Un brin d'excitation, mais des plans calibrés. La rencontre avec la fille va ouvrir une parenthèse enchantée dans son existence qui se referme effectivement de la même manière qu'elle s'ouvre. Le hamster retourne courir dans sa roue, incapable d'habiter le monde. Cette incapacité est d'ailleurs clairement illustrée dans la séquence du générique d'ouverture. Il rentre chez lui, rentre dans son appart, où il n'y a rien, sauf une TV et deux-trois meubles, et il repart se balader en bagnole dans la ville. Ce n'est pas Batman qui roule dans la nuit à la recherche d'un criminel à arrêter ou d'une personne à sauver, lui, il roule pour rouler, parce que la conduite lui procure un sentiment de plaisir et de maîtrise. Il ne se sent vivant que derrière un volant.

La violence n'est pas un état plus naturel que la douceur, la compassion que la vengeance. Il y a une ambiguité fondamentale dans la nature humaine que remarquait Full Metal Jacket, avec le personnage incarné par Matthew Modine: l'insigne de paix voisine avec l'inscription Born to kill. Quand la formation commence, il hésite quant à sa nature, il est un homme de bien et de mal. Au-delà de l'ironie initiale, on retrouve ce caractère équivoque à la fin du film


"Joker" est un type instruit, intelligent, qui réfléchit sur lui-même et le monde qui l'entoure. Mais quid d'"Animal Mother" dans sa section ? Ce personnage m'intéresse lui aussi.

Chez Kubrick, la violence est un artifice, d'où le parallèle qu'il effectue dans Les Sentiers de la gloire entre les généraux et un tableau de Watteau qui montre Pierrot, Arlequin et Pantalon. Il correspond aux trois officiers du film. Cela signifie très clairement: la violence est une scène sur laquelle se déplacent des acteurs.


Je ne suis pas sûr que la violence soit un artifice pour Kubrick. Ce serait étonnant de la part d'un homme aussi féru d'histoire militaire, obsédé par les grands conflits mondiaux et le nazisme, le caractère universel et permanent de la violence à travers l'histoire humaine. Ce que moque Kubrick dans "les Sentiers de la Gloire", c'est la comédie du pouvoir, le système hiérarchique, les grades, l'institution militaire et l'ordre qui en découle. C'est ça le petit théâtre costumé, l'artifice. Ces généraux intraitables et impitoyables qui envoient des milliers de leurs semblables au casse-pipe, depuis le confort de leur château, bien à l'abri de la ligne de front. C'est la même absurdité, la même comédie, qui est décrite dans "Dr Folamour".

Kubrick a été fortement marqué par le nazisme. Et on retrouve dans son oeuvre toutes les interrogations soulevées par le nazisme. Comment des hommes "civilisés" et cultivés, dans un grand pays développé, peuvent basculer dans la barbarie clinique, le meurtre de masse programmé, la destruction totale et planifiée ?

Dans "Orange Mécanique", Kubrick interroge la survivance de la violence dans un monde en paix, une société occidentale démocratique, et la fascination qu'elle y exerce. Pourquoi Alex est-il devenu un violent chef de bande, lui qui vit tranquillement chez papa/maman, lui que la musique de Beethoven émeut jusqu'aux larmes ? Obéit-il à des pulsions cachées, cherche-t-il à tromper l'ennui que lui inspire son existence et son environnement, ces grandes tours de béton sans âme, où l'on a chassé la beauté en faveur de la fonctionnalité, où tout respire finalement l'indifférence ? L'aseptisation, la standardisation et la rationalisation du monde, voilà peut-être l'ennemi, voilà peut-être une autre forme de violence plus insidieuse et implacable qui écrase l'individu, en réduisant les champs du possible, en le domestiquant... à la manière du projet Lodovico dont Alex sera plus tard le cobaye. Alex, avec ses droogs, cherche in fine à "réenchanter" son monde... ils s'inventent une novlangue, un accoutrement excentrique, des aventures excitantes... un esprit de bande également, de groupe, dans un monde où le lien social se distend et s'efface. Alex transforme sa vie en spectacle, en grand carnaval, pour supporter le réel. Mais la violence n'est pas un artifice dans "Orange Mécanique", parce qu'elle ne se limite pas à la seule figure d'Alex. La violence est polymorphe et omniprésente : dans l'environnement urbain, dans l'indifférence des parents d'Alex (qui le remplace par un autre), chez l'éducateur qui lui rend visite, dans la vengeance de l'homme qui veut le faire souffrir parce qu'il a tué sa femme, dans le système carcéral, le système policier qui recycle d'anciens voyous, chez l'aumônier qu'on devine tripoteur, dans le projet "Lodovico" qui veut extraire la violence de son être, chez les politiciens de tout bord qui instrumentalisent son histoire... Alex est le produit de cette société là, il en est le miroir exubérant, mais il n'est pas pour autant une victime. Kubrick s'est toujours montré très critique envers Rousseau, dont il disait qu'il avait "transféré le pêché originel de l'homme vers la société". La violence est une permanence chez Kubrick, tout simplement parce que chez Kubrick, l'homme "civilisé" est en lutte permanente contre lui-même, la culture n'est qu'un vernis fragile qui peine à contenir les pulsions bestiales.

Si la violence est un artifice, une construction, alors cela veut dire au sens propre que la violence est artificielle. L'homme n'est pas bon ou mauvais, il joue des rôles, auxquels il finit par s'identifier. Il s'agit donc de défaire la violence, de l'apaiser, de la fragiliser.


Je ne vois pas quand la violence est défaite, apaisée et fragilisée dans le cinéma de Kubrick. Hormis peut-être dans "Eyes Wide Shut".

Oui, il est possible d'interrompre la violence, par la parole, par la raison, par la douceur ou par la compassion.


Il aurait donc fallu combattre les nazis avec des fleurs en gros ?
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 06 Mar 2012, 14:37

Shunt a écrit:A quelles "nouvelles aventures" penses-tu ? La seule véritable aventure qu'il ait vécu, c'est le fait de sortir de sa bulle, de se mettre au service de quelqu'un, de tendre pour la première fois la main, de penser à quelqu'un d'autre que lui-même. Avant, c'était sa routine. Un brin d'excitation, mais des plans calibrés. La rencontre avec la fille va ouvrir une parenthèse enchantée dans son existence qui se referme effectivement de la même manière qu'elle s'ouvre. Le hamster retourne courir dans sa roue, incapable d'habiter le monde. Cette incapacité est d'ailleurs clairement illustrée dans la séquence du générique d'ouverture. Il rentre chez lui, rentre dans son appart, où il n'y a rien, sauf une TV et deux-trois meubles, et il repart se balader en bagnole dans la ville. Ce n'est pas Batman qui roule dans la nuit à la recherche d'un criminel à arrêter ou d'une personne à sauver, lui, il roule pour rouler, parce que la conduite lui procure un sentiment de plaisir et de maîtrise. Il ne se sent vivant que derrière un volant.


Ce qu'il a vécu, c'est une aventure. Il n'existe pas jusqu'à la prochaine, puisque c'est sa fonction. Que fait Charles Bronson quand il n'a pas une mission à remplir ? Rien. Une des caractéristiques de ce film, c'est qu'il est très schématique: chaque personnage est un archétype. Les principales qualités ont été mises en avant dans ton analyse du film: le personnage du mari, la relation du personnage principal avec l'enfant (même si l'image est très stéréotypée) jusqu'à faire un parallèle entre les masques portés par l'un puis par l'autre.

Le problème c'est à la fois que le film n'échappe pas aux clichés qu'il se contente de reproduire, notamment en justifiant la vengeance et la violence comme inéluctable: c'est brutal, antipathique, mais nécessaire, pour préserver l'innocence. Or le film est en quelque sorte dans le déni, car ce que tu décris comme une parenthèse enchantée est en vérité un grand moment de médiocrité cinématographique, avec balade en voiture (et des plans qui ne feraient même pas envie à Tony Scott) et promenade bucolique au bord de l'eau. C'est peut-être ce qu'il y a de plus effarant dans ce film, c'est que jusqu'au bout il est fidèle à un point de vue immature et assez infantile. Le couple potentiel ressemble d'ailleurs à de jeunes adolescents (la jeune femme très bien jouée par Carey Mulligan a un physique adolescent et des manières de femme-enfant), c'est très romantique, très touchant et très gnian-gnian.

"Joker" est un type instruit, intelligent, qui réfléchit sur lui-même et le monde qui l'entoure. Mais quid d'"Animal Mother" dans sa section ? Ce personnage m'intéresse lui aussi.


C'est un personnage très secondaire dans le film, et assez faiblement caractérisé: c'est une bête de guerre. Le film se concentre plutôt sur deux figures inadaptées: Pyle et Joker. Ce dernier est en effet instruit, ce qui le singularise des autres, quand le premier est gros et maladroit. Le film insiste sur deux figures qui se répondent, la bête noire du sergent parvient à devenir un soldat convenable et même un bon tireur (après forces brimades et humiliations et l'aide équivoque de Matthew Modine), mais cette tentative de civiliser la violence (de fabriquer un guerrier) échoue avec la folie de Pyle qui tue son instructeur et se suicide. À son tour, le personnage de Matthew Modine, malgré sa culture, son ironie et ses manières détendues rejoint l'indifférenciation à la fin du film:





Faillite du corps social, faillite de l'individu.

Je ne suis pas sûr que la violence soit un artifice pour Kubrick. Ce serait étonnant de la part d'un homme aussi féru d'histoire militaire, obsédé par les grands conflits mondiaux et le nazisme, le caractère universel et permanent de la violence à travers l'histoire humaine. Ce que moque Kubrick dans "les Sentiers de la Gloire", c'est la comédie du pouvoir, le système hiérarchique, les grades, l'institution militaire et l'ordre qui en découle. C'est ça le petit théâtre costumé, l'artifice. Ces généraux intraitables et impitoyables qui envoient des milliers de leurs semblables au casse-pipe, depuis le confort de leur château, bien à l'abri de la ligne de front. C'est la même absurdité, la même comédie, qui est décrite dans "Dr Folamour".


Oui, c'est exact, mais c'est un seul niveau d'analyse, narratif. Ce que Kubrick veut montrer, ce n'est pas seulement la comédie du pouvoir, mais l'artifice. Les Sentiers de la gloire, c'est une double dimension théâtrale, la guerre est un théâtre (d'où le théâtre d'opérations) et le théâtre est aussi une vérité intérieure. C'est pourquoi Kubrick oppose deux lieux dans sa mise en scène: le château du XVIIIè et la tranchée. Tous sont des personnages sur la grande scène de la violence.

Il y a donc bien un art de la guerre, comme il y a un art de la peinture:



Kubrick a été fortement marqué par le nazisme. Et on retrouve dans son oeuvre toutes les interrogations soulevées par le nazisme. Comment des hommes "civilisés" et cultivés, dans un grand pays développé, peuvent basculer dans la barbarie clinique, le meurtre de masse programmé, la destruction totale et planifiée ?


Constater comme le fait Kubrick que la violence est artificielle ne signifie pas nier cette violence ou la relativiser, encore moins l'excuser ou la justifier. Il ne croit pas que l'homme soit bon ou mauvais, mais que l'on joue un rôle, sans toujours le savoir. Mais il propose bien une expérience du regard dont la fonction est bien de dépasser la violence, de la déborder: c'est explicitement l'enjeu de 2001 et c'est très clair dans Dr Folamour. La violence est hubris, démesure, mais elle peut être débordée par l'infini:



Il y a dans le cinéma de Kubrick un pari, celui de renverser le regard du spectateur, lui faire voir ce qu'il ne voit plus, à force d'être captif de l'agitation des hommes, agitation qui pourrait bien conduire le monde à sa fin. Ce qu'il ne voit plus: le paysage, le monde, la nature, et enfin la planète qui tourne sur elle-même.

Dans "Orange Mécanique", Kubrick interroge la survivance de la violence dans un monde en paix, une société occidentale démocratique, et la fascination qu'elle y exerce. Pourquoi Alex est-il devenu un violent chef de bande, lui qui vit tranquillement chez papa/maman, lui que la musique de Beethoven émeut jusqu'aux larmes ? Obéit-il à des pulsions cachées, cherche-t-il à tromper l'ennui que lui inspire son existence et son environnement, ces grandes tours de béton sans âme, où l'on a chassé la beauté en faveur de la fonctionnalité, où tout respire finalement l'indifférence ? L'aseptisation, la standardisation et la rationalisation du monde, voilà peut-être l'ennemi, voilà peut-être une autre forme de violence plus insidieuse et implacable qui écrase l'individu, en réduisant les champs du possible, en le domestiquant... à la manière du projet Lodovico dont Alex sera plus tard le cobaye. Alex, avec ses droogs, cherche in fine à "réenchanter" son monde... ils s'inventent une novlangue, un accoutrement excentrique, des aventures excitantes... un esprit de bande également, de groupe, dans un monde où le lien social se distend et s'efface. Alex transforme sa vie en spectacle, en grand carnaval, pour supporter le réel. Mais la violence n'est pas un artifice dans "Orange Mécanique", parce qu'elle ne se limite pas à la seule figure d'Alex. La violence est polymorphe et omniprésente : dans l'environnement urbain, dans l'indifférence des parents d'Alex (qui le remplace par un autre), chez l'éducateur qui lui rend visite, dans la vengeance de l'homme qui veut le faire souffrir parce qu'il a tué sa femme, dans le système carcéral, le système policier qui recycle d'anciens voyous, chez l'aumônier qu'on devine tripoteur, dans le projet "Lodovico" qui veut extraire la violence de son être, chez les politiciens de tout bord qui instrumentalisent son histoire... Alex est le produit de cette société là, il en est le miroir exubérant, mais il n'est pas pour autant une victime. Kubrick s'est toujours montré très critique envers Rousseau, dont il disait qu'il avait "transféré le pêché originel de l'homme vers la société". La violence est une permanence chez Kubrick, tout simplement parce que chez Kubrick, l'homme "civilisé" est en lutte permanente contre lui-même, la culture n'est qu'un vernis fragile qui peine à contenir les pulsions bestiales.


C'est un point de vue étrange que le tien dans la première partie du paragraphe: tu sembles oublier que le personnage d'Alex est un crétin, cynique et retors. Tu sembles également oublier que le film se déroule dans une société post-démocratique qui anticipe une potentialité bien réelle aujourd'hui. Le film nous dit clairement qu'on ne peut se débarrasser de la violence, ce n'est ni un fait biologique, ni une maladie, mais également que la volonté de contrôler la violence (ordre moral ou répressif) aboutit au contraire à la redoubler, et qu'enfin il est impossible de sublimer la violence par l'art ou la culture. Le film nous montre l'échec de toute tentative de contrôler, d'éliminer ou de recycler la violence.

Alex n'est pas sensible à la musique de Beethoven, elle l'excite, c'est un transport vers des images mentales:



La spécificité du cinéma de Kubrick est ailleurs. Ses films nous montrent l'échec de la volonté humaine de manipuler et de contrôler les évènements. Les forces - militaires, sociales, voire surnaturelles - sur lesquelles l'individu n'a aucune prise mais qui le délimitent bien plus que ses paroles et ses actes. C'est le bras artificiel du Dr Folamour qui essaye d'étrangler son propre maître et qui finalement se raidit dans le salut nazi. C'est l'ordinateur de 2001 qui a acquis une parfaite autonomie.

Partout c'est l'échec, l'impossibilité de passer du désir à son accomplissement: Tom Cruise n'y arrivera pas dans Eyes Wide Shut, tout comme Jack Nicholson n'arrivera jamais à éliminer sa famille, les valises de billet qui s'envolent dans une dérisoire pluie de dollars (l'Ultime Razzia), l'ascension sociale castrée (Barry Lyndon), etc...

Kubrick est donc un fanatique de la perfection qui n'a jamais fait que décliner sur toutes ses formes et sur tous les tons l'infinie faillibilité de tout programme: politique, militaire, sexuel, informatique....

Je ne vois pas quand la violence est défaite, apaisée et fragilisée dans le cinéma de Kubrick. Hormis peut-être dans "Eyes Wide Shut".


Dans Barry Lyndon:



Dans 2001:



Que faudrait-il de plus ?
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 06 Mar 2012, 19:16

silverwitch a écrit:Ce qu'il a vécu, c'est une aventure. Il n'existe pas jusqu'à la prochaine, puisque c'est sa fonction.


Il avait une existence avant de rencontrer la fille et de buter les mafieux. Complice de braqueurs et cascadeur pour le cinéma. Va-t-il reprendre son activité maintenant qu'il a perdu un rouage essentiel de son système - son pote garagiste - qui lui trouvait des "clients et lui fournissait des bagnoles ? On peut en douter. Le film s'achève sur son errance, sur le vide. Il n'avait déjà pas grand chose, là, il n'a plus rien. Même plus son cure-dent :D

Le problème c'est à la fois que le film n'échappe pas aux clichés qu'il se contente de reproduire, notamment en justifiant la vengeance et la violence comme inéluctable: c'est brutal, antipathique, mais nécessaire, pour préserver l'innocence. Or le film est en quelque sorte dans le déni, car ce que tu décris comme une parenthèse enchantée est en vérité un grand moment de médiocrité cinématographique, avec balade en voiture (et des plans qui ne feraient même pas envie à Tony Scott) et promenade bucolique au bord de l'eau. C'est peut-être ce qu'il y a de plus effarant dans ce film, c'est que jusqu'au bout il est fidèle à un point de vue immature et assez infantile.


Je trouve au contraire intéressant ce petit coin bucolique caché au milieu du béton (et même des égouts !), ce jardin secret, cette oasis de tranquillité. Ca cadre avec le côté enfantin du personnage, c'est un peu comme une cabane construite dans les bois.

Le couple potentiel ressemble d'ailleurs à de jeunes adolescents (la jeune femme très bien jouée par Carey Mulligan a un physique adolescent et des manières de femme-enfant), c'est très romantique, très touchant et très gnian-gnian.


C'est un amour "adolescent", pas celui d'un adulte mature.

C'est un personnage très secondaire dans le film, et assez faiblement caractérisé: c'est une bête de guerre. Le film se concentre plutôt sur deux figures inadaptées: Pyle et Joker.


Je ne nie pas l'intérêt de personnages comme Pyle et Joker, dont on se demande effectivement ce qu'ils foutent là (d'autant qu'il s'agit de volontaires dans "Full Metal Jacket" et non de conscrits). L'un est un gros bébé immature, mou, maladroit et un brin demeuré. L'autre est un intellectuel frondeur, qui porte un regard critique sur l'institution militaire et qui va aborder la guerre du Vietnam en spectateur, en jouant les scribouillard pour le journal "Stars & Stripes". L'un va imploser, l'autre va devoir se compromettre - dans le camp d'entraînement comme sur le champ de bataille.

Mais j'en reviens à Animal Mother. C'est une "bête de guerre" effectivement, un type qui est dans son élément au milieu du feu, qui s'engage à fond, sans état d'âme. Il n'a pas en apparence les failles, la fragilité, les questionnements d'un Pyle ou d'un Joker, mais il n'en demeure pas moins un homme, doué lui aussi de raison. Qu'est-ce qui en fait une "bête de guerre", un individu aussi bien adapté à la guerre, à la violence ? C'est un personnage qu'on devine finalement assez proche du héros de "Drive", en plus expansif.

Ce que Kubrick veut montrer, ce n'est pas seulement la comédie du pouvoir, mais l'artifice. Les Sentiers de la gloire, c'est une double dimension théâtrale, la guerre est un théâtre (d'où le théâtre d'opérations) et le théâtre est aussi une vérité intérieure. C'est pourquoi Kubrick oppose deux lieux dans sa mise en scène: le château du XVIIIè et la tranchée. Tous sont des personnages sur la grande scène de la violence.


Le contraste entre le château - qui évoque les Lumières du XVIIIe siècle - et la tranchée - qui évoque la violence brute - renvoie à cette fameuse dualité qu'affiche Joker sur son casque : "Peace & Love" / "Born to Kill". Mais il s'agit aussi de montrer la fragilité du vernis "civilisationnel" face aux pulsions destructrices, "animales" qui sommeillent en nous.

Il y a donc bien un art de la guerre, comme il y a un art de la peinture


Sauf que la violence est à la guerre, ce que le coup de pinceau est à la peinture. La violence peut s'exprimer de manière brève, rapide, pulsionnelle, incontrôlée. La guerre, en revanche, nécessite de l'ordre, une organisation, une discipline, une hiérarchie. La guerre est, pour le coup, un artifice, une création humaine. Elle est pensée, intellectualisée, conceptualisée. Alors que la violence peut relever du réflexe, de l'instinct.

Constater comme le fait Kubrick que la violence est artificielle ne signifie pas nier cette violence ou la relativiser, encore moins l'excuser ou la justifier. Il ne croit pas que l'homme soit bon ou mauvais, mais que l'on joue un rôle, sans toujours le savoir. Mais il propose bien une expérience du regard dont la fonction est bien de dépasser la violence, de la déborder: c'est explicitement l'enjeu de 2001 et c'est très clair dans Dr Folamour. La violence est hubris, démesure, mais elle peut être débordée par l'infini.

Il y a dans le cinéma de Kubrick un pari, celui de renverser le regard du spectateur, lui faire voir ce qu'il ne voit plus, à force d'être captif de l'agitation des hommes, agitation qui pourrait bien conduire le monde à sa fin. Ce qu'il ne voit plus: le paysage, le monde, la nature, et enfin la planète qui tourne sur elle-même.


Je crois que - plus que la violence - c'est le fonctionnement des sociétés humaines qu'il déconstruit, les vanités, les ordres, les rangs, les hiérarchies, les jeux de pouvoir, les apparences, les prétentions, les illusions. Il s'ingénie à lever le voile, à arracher les masques. Il porte quasiment un regard d'anthropologue, voire d'entomologiste sur l'espèce humaine, pointe ses contradictions, ses paradoxes, son absurdité, sa folie destructrice, voire auto-destructrice ...

C'est un point de vue étrange que le tien dans la première partie du paragraphe: tu sembles oublier que le personnage d'Alex est un crétin, cynique et retors.


Cynique et retors, c'est évident. Intellectuellement, je dirai qu'il est plutôt dans la norme.

Tu sembles également oublier que le film se déroule dans une société post-démocratique qui anticipe une potentialité bien réelle aujourd'hui. Le film nous dit clairement qu'on ne peut se débarrasser de la violence, ce n'est ni un fait biologique, ni une maladie, mais également que la volonté de contrôler la violence (ordre moral ou répressif) aboutit au contraire à la redoubler, et qu'enfin il est impossible de sublimer la violence par l'art ou la culture. Le film nous montre l'échec de toute tentative de contrôler, d'éliminer ou de recycler la violence.

Alex n'est pas sensible à la musique de Beethoven, elle l'excite, c'est un transport vers des images mentales.


Exact. Mais la musique a cet usage pour beaucoup de gens.

La spécificité du cinéma de Kubrick est ailleurs. Ses films nous montrent l'échec de la volonté humaine de manipuler et de contrôler les évènements. Les forces - militaires, sociales, voire surnaturelles - sur lesquelles l'individu n'a aucune prise mais qui le délimitent bien plus que ses paroles et ses actes. C'est le bras artificiel du Dr Folamour qui essaye d'étrangler son propre maître et qui finalement se raidit dans le salut nazi. C'est l'ordinateur de 2001 qui a acquis une parfaite autonomie.


Parfaitement. Mais pour en revenir à "Drive", je ne suis pas sur que le héros contrôle les évènements. Il s'en sort bien, c'est vrai, mais ne maîtrise pas grand chose. Il entre dans une logique, une mécanique de la violence, un engrenage, un aller simple, sans retour. Lorsqu'il "passe à l'acte" dans l'ascenseur, sous la menace d'un agresseur, il agit de manière totalement frénétique, incontrôlée. Dès lors, il ne peut plus reculer, faire machine arrière, il doit aller jusqu'au bout. Pour éliminer le personnage de Ron Pearlman, il a besoin de se construire une carapace, de revêtir un masque, plus pour se protéger et échapper à la réalité, que pour intimider son adversaire, qui n'aura pas vraiment le temps de l'apercevoir dans l'obscurité, d'autant qu'il est ivre. Il est comme comme le guerrier indien qui met des peintures sur son visage pour se convaincre de son invincibilité. C'est une sorte de transe, d'état second. Quant au face à face final, il est battu, son adversaire le surprend et frappe en premier, alors qu'il tente de négocier une autre issue.

Je ne vois pas quand la violence est défaite, apaisée et fragilisée dans le cinéma de Kubrick. Hormis peut-être dans "Eyes Wide Shut".


Dans Barry Lyndon:



Dans 2001:



Que faudrait-il de plus ?


Dans "Barry Lyndon", Lady Lyndon peut se montrer clémente dans la mesure où son "adversaire" est déjà anéanti (en plus, elle éprouve encore des sentiments pour lui). Ce serait de l'acharnement et ça ne colle pas avec son éducation. Quant à "2001", le stade ultime du développement où l'homme regarde le monde dans sa globalité, détaché des "pesanteurs terrestres" correspond-il à une possibilité réelle ou à une utopie ? Dave Bowman est-il une avant-garde ou un égaré ?
Dernière édition par Shunt le 07 Mar 2012, 10:32, édité 1 fois.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede sheon le 07 Mar 2012, 10:14

Et dire que c'est moi qui ai lancé cette conversation, j'en ai la larme à l’œil de fierté.
Si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'est que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour. Les Fusils d'Avalon, Roger Zelazny.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 07 Mar 2012, 15:13

Shunt a écrit:Il avait une existence avant de rencontrer la fille et de buter les mafieux. Complice de braqueurs et cascadeur pour le cinéma. Va-t-il reprendre son activité maintenant qu'il a perdu un rouage essentiel de son système - son pote garagiste - qui lui trouvait des "clients et lui fournissait des bagnoles ? On peut en douter. Le film s'achève sur son errance, sur le vide. Il n'avait déjà pas grand chose, là, il n'a plus rien. Même plus son cure-dent :D


C'est vrai.

Je trouve au contraire intéressant ce petit coin bucolique caché au milieu du béton (et même des égouts !), ce jardin secret, cette oasis de tranquillité. Ca cadre avec le côté enfantin du personnage, c'est un peu comme une cabane construite dans les bois.


Je serais plus indulgente si le film ne regardait pas cet infantilisme avec autant de complaisance.

C'est un amour "adolescent", pas celui d'un adulte mature.


N'est-ce pas aussi ce que le film devrait présenter avec un regard plus critique ? Cette romance adolescente est aussi illusoire que le reste du film, à aucun moment, cette parenthèse n'ouvre vers une réalité plus complète. Ça ressemble plus à une parabole détournée que j'écrirais ainsi: dans Drive, l'amour c'est le lien entre un aveugle et un autre aveugle: à la fin, tous les deux tomberont dans un trou.

Ou à la manière de Goya: No saben el camino:

Image

Je ne nie pas l'intérêt de personnages comme Pyle et Joker, dont on se demande effectivement ce qu'ils foutent là (d'autant qu'il s'agit de volontaires dans "Full Metal Jacket" et non de conscrits). L'un est un gros bébé immature, mou, maladroit et un brin demeuré. L'autre est un intellectuel frondeur, qui porte un regard critique sur l'institution militaire et qui va aborder la guerre du Vietnam en spectateur, en jouant les scribouillard pour le journal "Stars & Stripes". L'un va imploser, l'autre va devoir se compromettre - dans le camp d'entraînement comme sur le champ de bataille.

Mais j'en reviens à Animal Mother. C'est une "bête de guerre" effectivement, un type qui est dans son élément au milieu du feu, qui s'engage à fond, sans état d'âme. Il n'a pas en apparence les failles, la fragilité, les questionnements d'un Pyle ou d'un Joker, mais il n'en demeure pas moins un homme, doué lui aussi de raison. Qu'est-ce qui en fait une "bête de guerre", un individu aussi bien adapté à la guerre, à la violence ? C'est un personnage qu'on devine finalement assez proche du héros de "Drive", en plus expansif.


:o

Le contraste entre le château - qui évoque les Lumières du XVIIIe siècle - et la tranchée - qui évoque la violence brute - renvoie à cette fameuse dualité qu'affiche Joker sur son casque : "Peace & Love" / "Born to Kill". Mais il s'agit aussi de montrer la fragilité du vernis "civilisationnel" face aux pulsions destructrices, "animales" qui sommeillent en nous.


Oui et non. C'est dans la tradition de Shakespeare:

All the world's a stage,
And all the men and women merely players:
They have their exits and their entrances;
And one man in his time plays many parts,


theatron en grec, c'est le lieu où l'on vient "regarder", theorein, un "spectacle" theorema. C'est donc un dispositif abstrait que le spectateur regarde de loin, sans se mêler au jeu des acteurs, ce qui nous renvoie à l'espace abstrait de la théorie, d'où le caractère géométrique ou le regard d'entomologiste que tu identifies chez Kubrick. Tout est lié.

Je ne crois pas que Kubrick oppose l'animalité à l'humanité, au contraire. C'est plutôt la civilisation qui repose sur le meurtre, comme la fondation de Rome repose sur un meurtre fondateur. Revoir à cet égard 2001 est instructif:







Ce raccord, l'un des plus connus de l'histoire du cinéma et il traduit très bien ce que veut montrer Kubrick: plutôt qu'un fondu enchaîné avec superposition, l'os tourne dans le ciel, et la caméra peine à suivre le mouvement, jusqu'à ce que l'os disparaisse, puis revienne quand il retombe avant d'être perdu une fois pour toutes. La caméré ne film plus que le bleu du ciel. C'est à ce moment qu'apparaît la navette dans l'espace. Le procédé de mise en scène s'affiche donc comme un artifice afin d'offrir au spectateur la pleine jouissance du langage cinématographique tout en lui offrant une réflexion sur les moyens employés.

Sauf que la violence est à la guerre, ce que le coup de pinceau est à la peinture. La violence peut s'exprimer de manière brève, rapide, pulsionnelle, incontrôlée. La guerre, en revanche, nécessite de l'ordre, une organisation, une discipline, une hiérarchie. La guerre est, pour le coup, un artifice, une création humaine. Elle est pensée, intellectualisée, conceptualisée. Alors que la violence peut relever du réflexe, de l'instinct.


Absolument, mais c'est l'aspect le moins intéressant, et finalement le plus négligeable, en tout cas aux yeux de Kubrick.

Je crois que - plus que la violence - c'est le fonctionnement des sociétés humaines qu'il déconstruit, les vanités, les ordres, les rangs, les hiérarchies, les jeux de pouvoir, les apparences, les prétentions, les illusions. Il s'ingénie à lever le voile, à arracher les masques. Il porte quasiment un regard d'anthropologue, voire d'entomologiste sur l'espèce humaine, pointe ses contradictions, ses paradoxes, son absurdité, sa folie destructrice, voire auto-destructrice ...


:o

Et en même temps, il donne à voir. Le cinéma de Kubrick est une expérience du regard, ainsi qu'une quête spirituelle comparable à celle d'un Leonard de Vinci ou de Beethoven. C'est un grand architecte qui veut nous faire accéder à ce que les yeux ne peuvent voir normalement, à rendre visible l'abstraction. Ou pour le dire autrement, le cinéma selon Kubrick a pour vocation d'éveiller à un monde unique et commun les endormis qui sont chacun dans leur monde particulier. En écrivant ça, je paraphrase Héraclite et le fragment 89:

Il y a pour les éveillés un monde unique et
commun, mais chacun des endormis se tourne vers le sien
propre.


Il s'agit donc pour Kubrick comme pour Platon d'un mouvement ascendant afin d'ouvrir la pensée vers un horizon universel et d'accéder à l'essence de la vue, c'est-à-dire la capacité pour un être humain d'apercevoir non seulement la particularité mais également la généralité. Ainsi derrière le portrait d'un homme singulier représenté, voir son humanité, cette universalité présente en chacun de nous.

Cynique et retors, c'est évident. Intellectuellement, je dirai qu'il est plutôt dans la norme.


Mon expression était malheureuse. Je voulais dire par là qu'il était satisfait de sa propre ignorance, pas qu'il était idiot.

Parfaitement. Mais pour en revenir à "Drive", je ne suis pas sur que le héros contrôle les évènements. Il s'en sort bien, c'est vrai, mais ne maîtrise pas grand chose. Il entre dans une logique, une mécanique de la violence, un engrenage, un aller simple, sans retour. Lorsqu'il "passe à l'acte" dans l'ascenseur, sous la menace d'un agresseur, il agit de manière totalement frénétique, incontrôlée. Dès lors, il ne peut plus reculer, faire machine arrière, il doit aller jusqu'au bout. Pour éliminer le personnage de Ron Pearlman, il a besoin de se construire une carapace, de revêtir un masque, plus pour se protéger et échapper à la réalité, que pour intimider son adversaire, qui n'aura pas vraiment le temps de l'apercevoir dans l'obscurité, d'autant qu'il est ivre. Il est comme comme le guerrier indien qui met des peintures sur son visage pour se convaincre de son invincibilité. C'est une sorte de transe, d'état second. Quant au face à face final, il est battu, son adversaire le surprend et frappe en premier, alors qu'il tente de négocier une autre issue.


Le film oppose en effet deux situations: quand le personnage principal est au volant, il donne une impression de puissance et de contrôle, et une certaine timidité (ou inaptitude) adolescente quand il ne l'est pas. Plutôt taiseux, il semble un peu encombré de lui-même. Le film développe ensuite une sorte de mise en équivalence entre la violence et le sentiment de puissance ressenti quand il est au volant. D'où le retour final au cocon de sa voiture. Je ne suis pas très à l'aise pour filer plus avant cette image, mais je la crois justifiée. Et cela rejoint ce qui pose un problème, notamment la réduction de l'univers sensible à une vision tirée du jeu vidéo.

Peut-être doit-on quand même accepter de blâmer un récit qui ne peut sortir de cette subjectivité ? Pourquoi le rôle de la jeune femme, confié à l'excellent et touchante Carey Mulligan, est-il une simple ébauche, pourquoi n'a-t-elle aucun droit à l'action dans le récit ?

Pour le reste, j'ai déjà exprimé mon point de vue: le film n'a rien de tragique, car il n'y a pas de conflit pour le personnage principal. Il suit une pente creusée sous lui.

Dans "Barry Lyndon", Lady Lyndon peut se montrer clémente dans la mesure où son "adversaire" est déjà anéanti (en plus, elle éprouve encore des sentiments pour lui). Ce serait de l'acharnement et ça ne colle pas avec son éducation. Quant à "2001", le stade ultime du développement où l'homme regarde le monde dans sa globalité, détaché des "pesanteurs terrestres" correspond-il à une possibilité réelle ou à une utopie ? Dave Bowman est-il une avant-garde ou un égaré ?


Pour Barry Lyndon, je ne pensais pas qu'à cette séquence avec Lady Lyndon, mais également au duel entre Barry et son beau-fils. Barry qui a vécu par la force et dont l'aventure commence par un duel renonce à la violence et choisit sciemment d'épargner son beau-fils. C'est l'un des moments les plus poignants du film.

Quant à 2001, le film s'ouvre sur un animal qui n'est pas encore un homme et sur l'apparition mystérieuse de l'intelligence avec l'apparition du monolithe, mais se termine sur une renaissance, par l'enfant des étoiles qui apporte la paix. Ce que dit le film, c'est que le désir de connaissance est toujours une renaissance, un retour vers l'origine, donc en quelque sorte que la pensée c'est le chemin pour rentrer chez soi.

C'est donc la meilleure réponse à Drive qui se complait dans la caverne. C'est peut-être la différence entre un bon film et un mauvais, quoi qu'il nous raconte et quoi qu'il nous montre, est-ce qu'il nous offre un compas, est-ce qu'il est l'étoile qui brille dans la nuit pour permettre à l'homme de naviguer ?



La connaissance explore le monde et intelligible pour s'approcher au près de l'infini, puis redescend dans le monde sensible, métamorphosant celui qui a fait le chemin.



Quelque chose en nous accède alors à l'infini.







Du doigt, nous, simples mortels, touchons l'éternité. C'est ce que le cinéma peut et doit offrir: la découverte d'un présent infini et éternel.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Shunt le 07 Mar 2012, 16:45

silverwitch a écrit:Je serais plus indulgente si le film ne regardait pas cet infantilisme avec autant de complaisance.


Je ne suis pas sûr que la séquence du masque soit complaisante - illustration de la profonde immaturité du gars, qui a besoin de se dissimuler pour se donner du courage et affronter un ennemi qu'il craint. Il y a une distance assez claire.

Le film montre aussi que cet infantilisme empêche le personnage de sortir de cette fiction creuse et vaine qu'est son existence.

N'est-ce pas aussi ce que le film devrait présenter avec un regard plus critique ? Cette romance adolescente est aussi illusoire que le reste du film, à aucun moment, cette parenthèse n'ouvre vers une réalité plus complète.


Ce qui caractérise les romances adolescentes, c'est leur caractère à la fois spontané, entier et éphémère. Il n'y a même pas de jeu de séduction. On reste à quelque chose de chaste et presqu'"idéalisé" par les personnages. Ce n'est pas seulement du fait du héros, mais aussi de la jeune femme, dont on devine qu'elle a eu son enfant très jeune, dont le mari a sans doute été le premier amour (elle évoque d'ailleurs avec nostalgie et humour leur rencontre dans le film). C'est une ado qui a grandi trop vite, aujourd'hui déprimée par sa vie d'adulte, qui ne correspond pas vraiment à ses rêves de jeunesse.

C'est dans la tradition de Shakespeare:

All the world's a stage,
And all the men and women merely players:
They have their exits and their entrances;
And one man in his time plays many parts,


theatron en grec, c'est le lieu où l'on vient "regarder", theorein, un "spectacle" theorema. C'est donc un dispositif abstrait que le spectateur regarde de loin, sans se mêler au jeu des acteurs, ce qui nous renvoie à l'espace abstrait de la théorie, d'où le caractère géométrique ou le regard d'entomologiste que tu identifies chez Kubrick. Tout est lié.


Pas tout à fait. Tout corps social, tout interaction entre individus peut s'apparenter à un spectacle, mais c'est purement subjectif. Je m'explique : regarder des fourmis travailler, ça ressemble aussi à un petit spectacle d'automates, tout comme la parade nuptiale entre deux oiseaux nous évoque une pantomime un brin ridicule. Pourtant il n'y a pas d'artifice chez les fourmis ni chez les oiseaux. C'est la simple expression de leur nature, de leur être. Quand j'évoque le regard d'entomologiste de Kubrick, c'est à ça surtout que je pense. Kubrick s'ingénie - s'amuse même - à dépouiller l'homme de tous ses oripeaux, il le met à nu, pour en saisir l'essence brute, animale. Il ramène l'humanité à sa condition d'espèce animale. Ce qui le conduit d'ailleurs à relativiser l'idée même de progrès chez les humains. Dans "2001", le progrès obéit à un dessein supérieur et extérieur.

Je ne crois pas que Kubrick oppose l'animalité à l'humanité, au contraire.


Je ne le crois pas non plus. Chez Kubrick, humanité et animalité sont liées. L'homme est un animal comme les autres. Le conflit chez Kubrick se situe plus entre cette animalité et la "civilisation", c'est-à-dire ce vernis dont l'homme s'est recouvert pour se convaincre qu'il pouvait échapper à sa condition animale, terrestre, organique.

C'est plutôt la civilisation qui repose sur le meurtre, comme la fondation de Rome repose sur un meurtre fondateur. Revoir à cet égard 2001 est instructif:







Oui, la civilisation est une illusion, un artifice, qui jette un voile sur la nature profonde de l'homme. C'est cette négation qui constitue une première forme de violence. C'est le pêché originel.

Absolument, mais c'est l'aspect le moins intéressant, et finalement le plus négligeable, en tout cas aux yeux de Kubrick.


Oui, parce que ce qui l'intéresse, c'est de mettre à nu, de gratter le vernis. Kubrick s'intéresse aux expressions les plus sophistiquées, enrobées et grandiloquentes de la violence : la stratégie militaire, l'épopée napoléonienne, le nazisme... ce qui le fascine, c'est toute cette complexité, cette intelligence, cette ingéniosité mobilisées pour un si pauvre dessein. Kubrick - issu d'un milieu très modeste - s'intéresse assez peu finalement aux "petites gens", au prolétariat, sauf dans le "Baiser du Tueur" (film dont la trame n'est pas très éloignée de "Drive" d'ailleurs). Les héros "kubrickiens" sont souvent des grands ou des petits bourgeois, des aristocrates parvenus, des intellectuels, des professeurs, des médecins... des gens convaincus d'échapper à la masse, à leur condition. Ils s'intéressent à eux parce que ce sont les clés de voûte du système.

Et en même temps, il donne à voir. Le cinéma de Kubrick est une expérience du regard, ainsi qu'une quête spirituelle comparable à celle d'un Leonard de Vinci ou de Beethoven. C'est un grand architecte qui veut nous faire accéder à ce que les yeux ne peuvent voir normalement, à rendre visible l'abstraction.


Tout à fait, et c'est ce que j'apprécie chez Kubrick. Mais j'apprécie aussi un cinéma parfois plus "terre à terre", basique, qui nous ramène à hauteur d'homme, au ressenti, à l'instinct, aux pulsions. Je crois qu'on peut à la fois aimer Kubrick et un film comme "Drive", sans être infidèle ou incohérent. Comme on peut aimer à la fois Michel-Ange et Edvard Munch, une symphonie de Mozart et une ritournelle pop.

Peut-être doit-on quand même accepter de blâmer un récit qui ne peut sortir de cette subjectivité ? Pourquoi le rôle de la jeune femme, confié à l'excellent et touchante Carey Mulligan, est-il une simple ébauche, pourquoi n'a-t-elle aucun droit à l'action dans le récit ?


Peut-être parce que Nicolas Winding Refn est un vilain misogyne... comme Kubrick :D

Pour Barry Lyndon, je ne pensais pas qu'à cette séquence avec Lady Lyndon, mais également au duel entre Barry et son beau-fils. Barry qui a vécu par la force et dont l'aventure commence par un duel renonce à la violence et choisit sciemment d'épargner son beau-fils. C'est l'un des moments les plus poignants du film.


Peut-être cela signifie-t-il aussi que Barry - dévasté par la mort de son fils, du seul être aimé - n'a tout simplement plus envie de se battre, ni même de vivre. D'ailleurs, il ne sera pas récompensé de ce beau geste qui lui vaudra in fine d'être amputé.

Quant à 2001, le film s'ouvre sur un animal qui n'est pas encore un homme et sur l'apparition mystérieuse de l'intelligence avec l'apparition du monolithe, mais se termine sur une renaissance, par l'enfant des étoiles qui apporte la paix. Ce que dit le film, c'est que le désir de connaissance est toujours une renaissance, un retour vers l'origine, donc en quelque sorte que la pensée c'est le chemin pour rentrer chez soi. C'est donc la meilleure réponse à Drive qui se complait dans la caverne.


C'est intéressant aussi la caverne.

C'est peut-être la différence entre un bon film et un mauvais, quoi qu'il nous raconte et quoi qu'il nous montre, est-ce qu'il nous offre un compas, est-ce qu'il est l'étoile qui brille dans la nuit pour permettre à l'homme de naviguer ?


J'ai le sentiment que "Drive" nous dit des choses pertinentes sur notre monde et sur nous-mêmes, sur nos frustrations, nos fantasmes, notre vanité aussi.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Marlaga le 07 Mar 2012, 17:00

sheon a écrit:Et dire que c'est moi qui ai lancé cette conversation, j'en ai la larme à l’œil de fierté.


Ptain, tu devrais avoir honte, c'est devenu illisible depuis.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede RIPUS le 07 Mar 2012, 17:18

Petit HS

si vous pouviez ne pas être d'accord jamais et continuer a débattre en nous montrant des exemple de films via youtube, ca serait parfait. Y a tellement de film que je ne me rapelais plus dans vos exemple que j'en suis a me faire une banque de "a revoir" juste avec ce topic :-D
Quelqu'un demande au Maître s'il croit à la chance. «Certainement, répond ce dernier avec un clin d'oeil, sinon, comment expliquer
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede sheon le 07 Mar 2012, 17:31

Marlaga a écrit:
sheon a écrit:Et dire que c'est moi qui ai lancé cette conversation, j'en ai la larme à l’œil de fierté.


Ptain, tu devrais avoir honte, c'est devenu illisible depuis.

Illisible parce que ça débat dans le calme en donnant des idées argumentées et étayées par des vidéos de part et d'autre ?
Si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'est que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour. Les Fusils d'Avalon, Roger Zelazny.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Xave le 07 Mar 2012, 17:47

A archiver pour un jour solo durant lequel il pleut dehors. :D
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede sheon le 07 Mar 2012, 17:49

J'avoue, j'ai fini par décrocher, mais le débat est quand même super intéressant :o
Si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'est que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour. Les Fusils d'Avalon, Roger Zelazny.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Aiello le 07 Mar 2012, 17:51

sheon a écrit:J'avoue, j'ai fini par décrocher, mais le débat est quand même super intéressant :o

Ouais, c'est comme les chefs d’œuvres de la littérature française qui ornent nos bibliothèques. On est content de les avoir, parce que c'est très bien écrit, mais même quand on a le temps de les lire, on trouve toujours un truc plus urgent à faire.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede sheon le 07 Mar 2012, 17:51

:lol:
Si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'est que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour. Les Fusils d'Avalon, Roger Zelazny.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede B.Verkiler le 07 Mar 2012, 17:53

Marlaga a écrit:
sheon a écrit:Et dire que c'est moi qui ai lancé cette conversation, j'en ai la larme à l’œil de fierté.


Ptain, tu devrais avoir honte, c'est devenu illisible depuis.


Patience...On commence d'abord par s'occuper de ceux qui lisent trop mal, et après on s'occupera de ceux qui écrivent trop bien.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Cortese le 07 Mar 2012, 17:57

Ouais c'était bien. Ça ne vaut pas le débat entre Barmanou et silverwitch sur le romantisme, mais c'était pas mal.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede Silverwitch le 07 Mar 2012, 18:05

:D

Je crois qu'on approche de la fin.
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Ça ne se fait pas de jouer de la lyre tandis que Rome brûle , mais on a tout à fait le droit d'étudier les lois de l’hydraulique.
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Re: La séquence du spectateur - TOPIC CINEMA

Messagede sheon le 07 Mar 2012, 18:13

J'espère que ça sera un happy ending.
Si j'avais souvent répété que je désirais mourir dans mon lit, ce que je voulais vraiment dire par là, c'est que je voulais me faire marcher dessus par un éléphant pendant que je ferais l'amour. Les Fusils d'Avalon, Roger Zelazny.
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