Retour sur la pétition des intellectuels à la mode en faveur de la libération de pédophiles
C’est amusant cette nouvelle perception du pédophile qui, pour un peu, commettrait un crime presque aussi grave que l’individu pris en flagrant coupable de racisme. Je ne m’intéresse absolument pas aux faits divers, encore moins à la pédophilie en tant que telle, mais, ayant reçu une éducation tant citoyenne que catho, je compatis évidemment – notons la force du « évidemment » - avec les victimes, de ces actes assez odieux, particulièrement lorsqu’il s’agit de viol. Ce qui en revanche me paraît intéressant, c’est la perception que la société accorde à ces nouveaux monstres qui disputent aux racistes – réels ou supposés, peu importe – la place peu enviée de salaud paroxystique.
Beaucoup de sites et de blogs s’amusent à reproduire le texte-pétition qui, en 1977, demandait la libération de trois pédophiles qui, certes, n’avaient pas, semble-t-il, violé leurs victimes, mais avaient néanmoins caressé et attouché les jeunes enfants. Le gratin absolu avait signé ce texte, reproduit ci-dessous, et parmi ce gratin figuraient Ponge, Aragon, la famille Deleuze au grand complet et Guattari, Pierre Guyotat, l’actuel ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner, évidemment Jack Lang, Michel Foucault, Glucksmann, Barthes, l’inénarrable Patrice Chéreau, Catherine Millet et Jacques Henric, René Schérer, Sartre et Beauvoir, Sollers, la famille Revault d’Allonnes elle aussi au grand complet, Lyotard, Chatelet (François), Jean-Pierre Faye, une pléiade de psychanalystes, Copi, etc. Bref, toute la gauche qui pense et qui rit s’était « mobilisée » pour signer le texte suivant :
« Les 27, 28 et 29 janvier, devant la cour d’assises des Yvelines vont comparaître pour attentat à la pudeur sans violence sur des mineurs de quinze ans, Bernard Dejager, Jean-Claude Gallien et Jean Burckardt, qui arrêtés à l’automne 1973 sont déjà restés plus de trois ans en détention provisoire. Seul Bernard Dejager a récemment bénéficié du principe de liberté des inculpés. Une si longue détention préventive pour instruire une simple affaire de « mœurs » où les enfants n’ont pas été victimes de la moindre violence, mais, au contraire, ont précisé aux juges d’instruction qu’ils étaient consentants (quoique la justice leur dénie actuellement tout droit au consentement), une si longue détention préventive nous paraît déjà scandaleuse. Aujourd’hui, ils risquent d’être condamnés à une grave peine de réclusion criminelle soit pour avoir eu des relations sexuelles avec ces mineurs, garçons et filles, soit pour avoir favorisé et photographié leurs jeux sexuels. Nous considérons qu’il y a une disproportion manifeste d’une part, entre la qualification de ” crime ” qui justifie une telle sévérité, et la nature des faits reprochés ; d’autre part, entre la caractère désuet de la loi et la réalité quotidienne d’une société qui tend à reconnaître chez les enfants et les adolescents l’existence d’une vie sexuelle (si une fille de treize ans a droit à la pilule, c’est pour quoi faire ?) La loi française se contredit lorsqu’elle reconnaît une capacité de discernement à un mineur de treize ou quatorze ans qu’elle peut juger et condamner, alors qu’elle lui refuse cette capacité quand il s’agit de sa Vie affective et sexuelle. Trois ans de prison pour des baisers et des caresses, cela suffit. Nous ne comprendrions pas que le 29 janvier, Dejager, Gallien et Burckardt ne retrouvent pas cette liberté. »[1]
Ce qui est fascinant, c’est à quel point ce texte qui relevait somme toute d’une volonté émancipatrice à l’égard de la sexualité adolescente semble aujourd’hui scandaleux ; les signataires seraient presque susceptibles de se prendre un procès pour incitation à la pédophilie ; après tout, il s’agissait, à la suite de la reconnaissance de la sexualité dès jeunes, de considérer qu’un jeune (ado) n’était pas nécessairement réticent à l’idée de coucher avec un adulte, et qu’à ce titre, il était préférable de mettre fin à l’idée systématique selon laquelle un pédophile ne pouvait avoir affaire qu’à des victimes, ce qui revenait nettement à décriminaliser le statut même de pédophile. La sexualité adolescente est une sexualité comme une autre, disent les auteurs de ce texte, et il est inconcevable de pénaliser ceux qui, certes plus âgés, considèrent qu’un enfant consentant est un partenaire comme un autre. Bref, la réalité de la société et la précocité de l’éveil sexuel leur semblaient tels qu’une législation réprimant la pédophilie apparaissait dans toute son absurdité.
On pourrait gloser longuement sur le raisonnement étonnant, d’un point de vue de philosophie juridique, où le fait a, dans cette pétition, pour fonction de générer le droit, mais ce n’est pas là, à mes yeux l’essentiel. Si, aujourd’hui, on reprenait les mêmes (pour ceux qui sont encore en vie car, en 30 ans ça a violemment écrémé), il ne fait aucun doute qu’ils condamneraient la pédophilie de la plus radicale des manières. Il suffit de se rappeler la célérité avec laquelle Jack Lang, alors ministre de l’éducation, avait jeté l’opprobre sur l’innocent Alain Hodique, professeur accusé à tort d’attouchements sur un de ses élèves, ou de Sollers trouvant « répugnante » la pédophilie dans un de ses derniers romans. Il est presque attristant de constater à quel point ceux-là mêmes qui avaient jadis embrassé la subversion sont aujourd’hui paniqués à l’idée de rester fidèles à leur idéal de jeunesse, et combien ils se rangent en définitive à ce qu’il y a de plus sacré dans le politiquement correct contemporain.
Qu’on ne se méprenne pas ; je n’admire en rien la pédophilie, et ne me pâme pas devant elle sous le seul prétexte qu’elle fut, en son temps, subversive (et aujourd’hui honnie) ; mais je m’étonne que ces quelques faits divers suscitent tant d’émotion, et que la perception sociale du pédophile soit devenue aussi atrocement répulsive ; bref, qu’est-ce qui a rendu monstrueux le pédophile aux yeux de la société et des élites alors qu’il ne s’agit que de quelques cas très isolés et peu significatifs ? Qu’est-ce qui a fait que Les amitiés particulières, que l’Immoraliste, que la ville dont le prince est un enfant seraient, aujourd’hui, certainement interdits de publication ? Et surtout, pourquoi une société qui prône une éducation sexuelle dès l’école primaire selon la volonté de Jack Lang considère-t-elle que l’enfant n’est jamais consentant avec un adulte ? C’est l’hiatus qui est ici intéressant, qui travaille le cœur même du paradoxe contemporain où se jouent à la fois la libération sexuelle et l’érection d’un âge (l’enfance et même l’adolescence) en vestige virginal. Je vais donc tenter de formuler une hypothèse qui sera, je n’en doute pas, l’occasion de me faire allumer…
Quel est donc ce crime que commet le pédophile, qui pourrait le hisser au rang de l’infamie que l’on ne retrouve guère que chez le raciste ? Le pédophile commet le crime suprême de s’en prendre à ce qu’il y a de plus sacré dans la société actuelle, - outre le droit à la différence –, à savoir l’enfant. L’enfant est la Valeur intouchable, la grâce accordée aux « mamans » qui exhibent désormais leur ventre proéminent comme autant de trophées d’une féminité réussie. Les pères eux-mêmes s’enorgueillissent de porter contre leurs seins la précieuse progéniture, et torchent fièrement le derrière infect de leurs petits chérubins en éprouvant la joie d’être de « bons papas » avant que de le leur talquer dans l’espoir insensé de le garder doux et soyeux. L’enfant est pur, l’enfant est immaculé, l’enfant est abstrait. L’enfant n’est plus un môme mais une sorte de pluriel abstrait, un concept qui, au même titre que les animaux ou que la nature possède sa défenseure (sic) et ses droits, ses juges et ses tribunaux. Pur, il ne saurait relever de la sexualité, souillure inadmissible sur le corps vierge du petit miracle de la Vie. Le pédophile n’est pas coupable de viol, trop classique, il est coupable de salir l’enfant, de maculer l’immaculé, de colorer la blanche candeur, d’apporter le désir et sa violence dans la grâce virginale de l’âge d’or.
Tout se passe comme si notre société issue de la libération sexuelle, et dont la pétition mentionnée incarnait la plus sublime conséquence, se dégoutait elle-même, se sentait sale et souillée, et exprimait le besoin de placer en l’enfant roi des ersatz de pureté, de candeur virginale, de sain(t)e innocence ; toucher à l’enfant, c’est désormais salir ce en quoi la société veut voir les ultimes vestiges d’un lieu non sexuel, asexué, ingénu ; le pédophile est celui qui transgresse cette illusion, et qui, crime des crimes, est celui qui dit qu’il peut transformer l’enfant en objet de plaisir, de jouissance, bref qu’il éprouve du désir à l’égard de l’enfant. Il brise le dernier lieu asexué que la société s’était inventé, et introduit le désir à tous les niveaux : l’hypocrisie de la libération sexuelle s’écroule, le sexe et le désir retrouvent leur aspect « impur » que beaucoup cherchaient à oublier. L’ironie est ici maximale car la même société qui prônait une jouissance sans entraves et le caractère intrinsèquement désirant de l’individu, se récrie et hurle au scandale lorsque le désir vient souiller l’hypostase de l’enfance en pureté candide.
[1] Le Monde, 26 janvier 1977