LE MONDE a écrit:
14.01.08 à 13h44
Tata, plus fort que Ford, par Sylvie Kauffmann
Dans les années 1970, Citroën fut tenté de mettre fin à la production de la 2 CV et proposa de la revendre au gouvernement indien. Toute socialiste qu'elle était, l'Inde dédaigna l'offre des Français : ce n'était pas une voiture du pauvre qu'il lui fallait, mais une automobile haut de gamme pour transporter ses apparatchiks. Les choses se seraient-elles passées autrement si Ratan Tata, le père de la Tata Nano, avait été au gouvernement ?
Pas forcément. D'abord, Ratan Tata n'aurait pas été au gouvernement. L'homme qui passera à la postérité comme l'Indien qui a lancé, le 10 janvier 2008, la voiture la moins chère du monde vient d'une longue lignée d'entrepreneurs. Son arrière-grand-père, Jamshedji Nusserwanji Tata, a commencé dans le textile, en créant l'entreprise familiale en 1870. Architecte et ingénieur formé à Cornell puis à Harvard, Ratan a pris la tête de Tata Sons en 1991. Depuis, le groupe Tata a racheté Tetley Tea, la première société de thé britannique, Corus Steel, le géant anglo-néerlandais de l'acier, il fait le tiers de son chiffre d'affaires à l'étranger et s'apprête à avaler Jaguar et Land Rover.
Ensuite, Ratan Tata aurait peut-être jugé que le marché indien n'était pas prêt pour la "voiture du peuple". Lorsqu'il a conçu l'idée de la voiture à 100 000 roupies (1 700 euros), en 2003, lui qui n'avait que cinq ans d'expérience dans l'industrie automobile, les experts ont ricané. Mais Tata avait fait ses calculs. "En Inde, expliqua-t-il en 2006 à une revue spécialisée, on a 1 milliard d'habitants, 17-18 millions de plus chaque année, et une classe de consommateurs de 250 millions. Dans le secteur automobile, on ne s'intéresse qu'au haut de la pyramide, et c'est là qu'ont été vendues 1 million de voitures l'an dernier. Est-ce là le vrai potentiel du marché indien ? On a aussi vendu l'an dernier 6 millions de motos et de trois-roues : si un constructeur peut atteindre ce marché-là, les perspectives sont immenses. Et Tata pense que c'est faisable. Si on a une petite voiture en tête, alors il faut être audacieux, prendre quelques risques et avoir une échelle de consommation du produit bien plus large, en Inde ou ailleurs. Si on ne le fait pas, les Chinois le feront." Tata a vu émerger une classe moyenne qui ne peut plus se satisfaire des trajets à cinq sur une moto, y compris la belle-mère et le dernier-né, mais pour laquelle les véhicules proposés sur le marché ne sont pas abordables.
Il n'est pas le premier à avoir cette vision. "La révolution, c'était la Ford T, affirme Patrick Fridenson, historien de l'industrie automobile à l'EHESS, et l'ouverture à un créneau de masse avec un véhicule simple et robuste." C'était en 1908, exactement un siècle avant la Tata Nano. Il en a été vendu 15 millions, plus qu'aucun autre modèle. Entre-temps, plusieurs constructeurs européens ont adapté la recette d'Henry Ford, dont Citroën, qui avait donné comme cahier des charges au concepteur de la 2CV, en 1936 : "Quatre roues sous un parapluie, un véhicule économique et sûr, capable de transporter 4 personnes et 50 kg de bagages." La "voiture du peuple", Volkswagen en allemand, c'est Hitler qui l'a imposée, en présentant ses exigences à Ferdinand Porsche en 1933 : conçue pour une famille de cinq, elle devait atteindre 100 km/h et coûter 1 000 Reichsmark - le prix d'une moto. Cela donna la Coccinelle. Plus près de nous, la Logan de Renault a renouvelé le genre. Pour tous ces modèles, la clé de la réussite, souligne Patrick Fridenson, "c'était la qualité, l'innovation, l'ingéniosité. Constituer un progrès réel. La voiture du peuple ne doit pas être celle du riche appauvrie".
La Tata Nano répond à ces critères et fait de Ratan Tata, à 70 ans, le digne héritier d'Henry Ford. Ce n'est pas la seule chose qu'ils aient en commun : l'industriel indien et son groupe sont très impliqués dans la philanthropie. Et, comme Ford, dont le succès de la Ford T a contribué à l'adoption du Federal Aid Road Act en 1916, Tata pense que l'augmentation du nombre de conducteurs contraindra le gouvernement indien à accélérer son programme d'infrastructures routières. Mais, au-delà de l'héritage, Tata apporte une autre vision aux pays émergents et au milliard de consommateurs potentiels qu'ils recèlent. Il envisage pour la Nano un système d'assemblage dans des unités à bas coût un peu partout dans le pays, placées sous la responsabilité de "jeunes entrepreneurs" formés par Tata Motors, et aussi en Indonésie ou en Afrique. Tout cela, dit-il, "c'est faisable, mais on n'est pas obligés de le faire de la manière conventionnelle dont l'Occident aborde ces produits. L'Occident, lui, ne vise pas le bas de la pyramide".
S'il remporte le pari de la Nano, avec le talent de l'ingénierie indienne, Ratan Tata aura redéfini pour ce milliard d'acheteurs la notion d'accessibilité. Voilà son innovation.