L'Express du 29/08/2005
Pétrole
La flambée au long cours
par Georges Dupuy
Longtemps, politiques et industriels ont refusé l'évidence: la flambée du brut n'est pas près de s'éteindre. Parce que la demande continue de grimper et que la production aura de plus en plus de mal à suivre. Une progression des prix au rythme indécis, mais aux conséquences inéluctables: l'ère du pétrole rare et cher a commencé
Il était temps. Les yeux commencent à s'ouvrir sur une dure réalité: le troisième choc pétrolier travaille au corps la planète et il a commencé en 2003. En 1973 et en 1979, les consommateurs de brut avaient été mis KO debout dès la première reprise. Cette fois-ci, il aura fallu attendre bien des rounds pour que les premiers effets de la flambée des prix se fassent sentir. Jan-Eric Fillieule, expert au CCF, commente: «C'est un processus long, avec des hauts et des bas trompeurs, qui va s'amplifiant.» Sans bruit, l'or noir est redevenu un produit cher, voué à l'être de plus en plus. Les raisons en sont simples: côté jardin, une demande qui n'en finit pas de grimper; côté cour, une offre qui atteint son maximum et des réserves qui ne se renouvellent pas autant qu'elles le devraient.
La cécité aura duré longtemps. Ainsi, en France, jusqu'au début de 2005, le ministère de l'Economie et des Finances n'en démordait pas: à terme, une fois passé les agitations conjoncturelles, l'or noir ne dépasserait jamais la barre des 40 dollars le baril. Même les patrons de grandes compagnies pétrolières, comme Thierry Desmarest, PDG de Total, se sont obstinés à caler leurs plans de développement sur des niveaux de prix similaires.
Tous avaient de bonnes raisons de ne pas croire à la menace pétrolière. Pendant une petite décennie (1990-1999), le brut n'avait cessé de baisser, alimentant à bas prix la croissance mondiale. Pour tous, l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), le cartel responsable des chocs de 1973 et de 1979, était à genoux, vaincue par les producteurs du monde libre. Le pétrole était désormais une matière première comme une autre. Enregistrée à la Bourse, négociable sur écran bon marché et sans fin, tel le jus d'orange. La douce béatitude des opérateurs était à peine troublée par les vaticinations des géologues membres de l'Association pour l'étude du pic pétrolier (Aspo), qui, sondant les réserves, prédisaient une chute rapide de l'offre.
Plus perturbant encore, personne - politiques, experts d'organisations internationales ou pétroliers - n'a anticipé la formidable soif de brut de la Chine et de l'Inde. En 2003, l'Agence internationale de l'énergie (AIE), basée à Paris, avait ainsi estimé que la demande chinoise augmenterait seulement de 0,3 million de barils par jour. Trois fois moins qu'en réalité.
Exemple de cet aveuglement général, en France, la loi de finances pour 2005 tablait sur un cours moyen de 36 dollars par baril. Aujourd'hui, Bercy a fait son aggiornamento. Les prochaines propositions des services de Thierry Breton devraient faire référence début septembre à un pétrole compris entre 58 et 60 dollars. Un niveau qui semble déjà dépassé.
Quand bien même les responsables politiques n'auraient pas décidé de prendre la réalité à bras-le-corps, ils auraient été confrontés aux faits. La première alerte a sonné fin août avec la publication des chiffres du commerce extérieur. La France a ainsi enregistré un déficit commercial record de 11,12 milliards d'euros sur les six premiers mois de l'année. Ce lourd déséquilibre n'est cependant pas dû aux exportations. Celles-ci flirtent toujours avec des niveaux historiques. En revanche, les importations ont été plombées par l'augmentation des prix du brut, qui ont alourdi la facture énergétique de 5 milliards d'euros par rapport au premier semestre de 2004.
Le tassement de la croissance est un autre souci. Une hausse de 5 dollars du prix du baril se traduirait par une baisse du produit intérieur brut de l'ordre de 0,8% sur deux ans. Moncef Kaabi, expert pétrolier chez Ixis CIB, chiffre, lui, à 1,4% le ralentissement économique mondial induit par la flambée des prix du brut depuis 2004. Il explique: «Les conséquences seront plus graves pour des pays à faible croissance comme la France que pour la Chine ou les Etats-Unis, dont la bonne santé économique leur permet de mieux encaisser les coups.» L'inquiétude est d'autant plus grande que la croissance française ne devrait progresser cette année que de 1,5%, au lieu des 2% espérés par le gouvernement.
L'autre virus véhiculé par le pétrole cher est l'inflation. En France, une hausse de 10 dollars se traduit mécaniquement par une augmentation des prix de 0,4 point. S'y ajoute ce que les spécialistes appellent les «effets de second tour». En clair, les tentatives des chefs d'entreprise de répercuter le surcoût de leur facture pétrolière sur leurs prix de vente, entraînant les revendications salariales des employés soucieux de compenser l'érosion de leur pouvoir d'achat.
Craquements dans les transports
Ces enchaînements inquiétants, qui avaient déclenché la spirale inflationniste lors des chocs pétroliers précédents, ne sont pas encore à l'œuvre. Jusque-là, les économies occidentales - relativement trois fois moins gloutonnes en pétrole qu'en 1973 - ont plutôt bien résisté. Mais le ciel se couvre, en Europe notamment. Ainsi l'euro, dont la force avait permis d'atténuer l'impact des premières augmentations de prix, a-t-il faibli par rapport au dollar, la devise pétrolière par excellence. Par ailleurs, les industriels, qui avaient préféré rester compétitifs en prenant sur leurs profits pour payer le surcoût de leur consommation pétrolière, paraissent être allés au bout de leurs capacités de résistance. Jan-Eric Fillieule analyse: «La compétition internationale assagit encore les industriels, mais ils pourraient bientôt arriver au point de rupture.»
Des craquements se font entendre çà et là dans les secteurs les plus dépendants du brut. «La crise se diffusera par le biais des transports», affirme Olivier Rech, économiste à l'Institut français du pétrole. Bien vu. Ici, les automobilistes réclament un allégement des taxes sur l'essence (voir l'encadré page 92). Là, la FNTR, la puissante Fédération nationale des transports routiers, revendique la mise en place d'un mécanisme législatif répercutant automatiquement la hausse du prix des carburants sur les contrats de transport. Le groupe Air France-KLM, lui, a déjà augmenté plusieurs fois le prix de ses billets d'avion et du fret depuis 2004. En 2005, ces mesures devraient rapporter entre 300 et 350 millions d'euros. De quoi soulager les finances, sinistrées par une note de carburant équivalente à 14% du chiffre d'affaires. Mais l'entreprise de Jean-Cyril Spinetta sait qu'elle devra passer par de sérieux plans d'économies, notamment en matière de nouvelles embauches.
Là est le danger majeur: que les patrons préservent leur compétitivité au détriment de l'emploi. A Bercy, les conseillers de Thierry Breton sont bien conscients du problème: «Il va falloir expliquer aux entrepreneurs qu'ils ne doivent pas tailler dans les effectifs, et aux employés qu'ils doivent être raisonnables. Ce sera compliqué!» Même si les salariés ne sont pas en position de force compte tenu du taux de chômage, le dialogue sera d'autant plus difficile à instaurer que nul ne sait jusqu'où iront les prix et à quel rythme ils grimperont. Dans cet univers mouvant, une seule chose est certaine: le brut continuera à flamber.
En 2015, il faudra avoir remplacé la moitié de la production actuelle par des barils provenant de nouvelles réserves
Graphiques à l'appui, les analystes les plus optimistes vous montreront que l'on est encore loin des niveaux du deuxième choc, en 1979. Pour les atteindre, le Brent de la mer du Nord devrait aujourd'hui valoir 80 dollars, alors que lors de sa poussée de fièvre la plus brûlante, à la fin du mois d'août, il valait 67 dollars.
Les réalistes sifflent une autre chanson. Les mêmes graphiques à l'appui, ils soulignent la lente mais inexorable progression des cours. Ils rappellent que le baril est passé de 10 à 60 dollars depuis 1999. Une grimpette qui pourrait le mener à 70 dollars à la fin de l'année. Soit, en cinq ans, une augmentation de 600 à 700%.
Ensuite, les paris sont ouverts. Certains jouent le pétrole à 80 dollars le baril en 2006. Le Fonds monétaire international et l'américain Goldman Sachs annoncent 100 dollars dans cinq à six ans. Encore plus fort, Patrick Artus, le brillant patron, volontiers provocateur, d'Ixis CIB, l'imaginerait bien à 350 dollars vers 2030. Et pourquoi pas à 1 000 dollars le litre, ce qui mettrait le brut au niveau du Chanel N° 5?
Quoi qu'il en soit, le nouveau choc pétrolier paraît plus redoutable que les deux précédents. L'augmentation massive des prix, en 1973 et en 1979, avait découlé d'une rupture volontaire des approvisionnements par l'Opep et par l'Iran. En 2003, il s'agissait d'un déséquilibre structurel croissant.
Craintes géopolitiques
Les pétroliers reconnaissent volontiers que la croissance des besoins n'a pas été très bien évaluée. Ils rejettent cependant l'accusation selon laquelle la situation actuelle résulterait d'un manque de brut. «Il n'y a encore jamais eu de pénurie physique. Il y a eu seulement anticipation psychologique du manque», plaide un responsable. Pourtant, l'écart entre la production disponible et la demande à satisfaire s'est réduit comme une peau de chagrin au fil des ans. En 2005, les surplus représentent moins de 2 millions de barils par jour, soit grosso modo l'équivalent de la production du Koweït, pour 5 à 6 millions dans les années 1990.
On comprend alors que les marchés soient nerveux quand le géant saoudien (10,5 millions de barils par jour) est la cible d'attentats pétroliers. Quand la Russie de Vladimir Poutine (9,2 millions de barils par jour) règle ses comptes avec les oligarques de l'or noir, au risque de toucher à la production. Quand le Venezuela (2,9 millions de barils par jour) agite la menace d'une restriction de ses ventes au méchant Oncle Sam ou que le Nigeria (2,5 millions de barils par jour) est, une fois de plus, saisi par les démangeaisons de la guerre civile. Ajoutez à cela deux ou trois raffineries qui flambent aux Etats-Unis, un typhon dans le golfe du Mexique, des spéculateurs qui ont leurs nerfs, et les prix sont saisis par la danse de Saint-Guy.
Les craintes géopolitiques - bien réelles - ne doivent cependant pas occulter un phénomène fondamental: les capacités de production n'ont pas suivi le rythme de croissance de la demande. Les raisons sont essentiellement économiques. Le nombre de derricks de forage en activité est ainsi passé de 6 000 au début des années 1980, alors que le baril avoisinait les 80 dollars en termes réels, à 2 500 en 2004, pour un baril entre 30 et 40 dollars. Les pétroliers ne sont pas non plus très chauds pour investir dans la découverte de réserves qu'ils n'exploiteront pas. Le maintien en terre de ces gisements revient très cher: le coussin de sécurité actuel de 2 millions de barils par jour représente un investissement dormant de 8 milliards de dollars.
Christophe de Margerie, directeur général exploration-production chez Total, considéré comme le dauphin de Thierry Desmarest, martèle: «Aujourd'hui, la vraie question à se poser est celle de la demande et de son évolution.» Selon le FMI, sur les bases actuelles d'une progression de 2% par an, la consommation de brut devrait doubler d'ici à 2030. Les trois quarts des nouveaux besoins viendraient des pays émergents, portés par la croissance incompressible du parc automobile. Pour Frédéric Bonneau, de la direction des études économiques du Crédit agricole: «La seule reproduction de l'évolution du parc coréen par les parcs chinois et indien aurait pour résultat un doublement du parc automobile mondial d'ici à 2020.»
Satisfaire l'explosion de la demande coûtera cher. A en croire l'AIE, des investissements de 120 milliards de dollars par an seront nécessaires d'ici à 2030 pour trouver et exploiter le pétrole nécessaire. Les calculs pétroliers sont implacables: en 2015, il faudra avoir remplacé la moitié de la production actuelle par des barils provenant de nouvelles ressources. Un pétrolier commente: «Nous tirons sur les gisements actuels et on ne peut pas le faire indéfiniment.» Même Gawar, le plus gros réservoir du monde, situé en Arabie saoudite, aura une fin.
L'ennui est que les données concernant les réserves sont loin d'être fiables. Sur le papier, elles oscillent entre 1 000 et 1 200 milliard de barils, soit trente à quarante années de consommation actuelle. Dans la réalité, le plus grand doute plane sur les deux tiers d'entre elles, celles qui appartiennent à l'Opep. Jean Laherrère, géologue et membre de l'Aspo, démonte le mécanisme avec gourmandise: en 1985, l'un des deux critères retenus par l'Opep pour fixer le niveau de production que chacun de ses membres s'engageait à ne pas dépasser a été le volume des réserves nationales. Chacun des 13 pays du cartel a donc gonflé les richesses de son sous-sol pour se voir attribuer un quota le plus élevé possible. Résultat: selon que l'estimation est technique ou politique, les réserves saoudiennes varient entre 130 et 290 milliards de barils. Celles de l'Iran, entre 40 et 130 milliards.
Les perspectives sont donc loin d'être sereines. Si tout se passe bien, la baisse de la production interviendra en 2020. Si tout va mal, en 2010. Pas d'illusions: les gisements à découvrir seront moindres que ceux déjà mis au jour. Leur exploitation sera plus difficile techniquement et plus onéreuse. Les Saoudiens eux-mêmes, habitués à des coûts de production de 1 à 2 dollars par baril, savent que le pétrole de demain leur reviendra à plus de 10 dollars. Jan-Eric Fillieule constate: «Tout dépendra du prix du brut, mais, même à 100 dollars, on ne pourra pas trouver l'introuvable ou ce qui est impossible à produire naturellement.» Dans ce contexte, les huiles lourdes vénézuéliennes, qui peuvent représenter une alternative, ne tiendront vraisemblablement pas leurs promesses inouïes de 630 milliards de barils. Les majors estiment que seulement 140 milliards pourront être récupérés. Soit la moitié des réserves saoudiennes ou quatre petites années de la consommation de 2004.
Chasse au «gaspi»
La course au pétrole rare et cher semble donc inévitable. Elle devrait s'accélérer vers 2010, en franchissant un nouveau palier de prix élevés. A moins que d'ici là les Etats n'aient trouvé les moyens de casser radicalement le lien entre croissance et consommation de brut. Ce qui suppose de remettre en marche une politique ultravolontaire de maîtrise de l'énergie quasi abandonnée à elle-même depuis les années 1980. Beaucoup reste à faire. Virginie Schwarz, directrice du département énergie à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), commente: «L'industrie et le bâtiment ancien représentent encore des gisements d'économies d'énergie intéressants, mais les transports sont notre première priorité.» Développer les carburants alternatifs (biocarburants ou issus du gaz naturel) et de nouvelles technologies de motorisation comme les voitures hybrides pétrole-électricité prendra cependant une bonne dizaine d'années. La chasse au «gaspi» devrait être encouragée par des crédits d'impôts. A moins que le prix du brut n'atteigne des niveaux tels qu'ils obligent d'eux-mêmes à consommer moins.
A droite, au sein de l'UMP, comme à gauche, chez les Verts, mais également à Bercy, des voix de plus en plus nombreuses plaident pour que l'Etat joue la vérité des prix. En mettant la pédale douce sur les subventions destinées à amortir le choc. Confronté à une rentrée qui s'annonce difficile, Dominique de Villepin devra prouver que, faute de pétrole brut, il a des idées raffinées.