Culture ukrainienne

Le salon francophone est dédié aux sujets n'ayant pas de lien avec la F1 ni autres sports mécaniques. C'est un salon pour se détendre en refaisant le monde.

Modérateurs: Garion, Silverwitch

Culture ukrainienne

Messagede Hugues le 04 Mar 2025, 04:46

Un sujet qui me trotte dans la tête depuis longtemps.
Mais quand certains ont choisi le vomi comme mode d'expression, on hésite longuement.
Cette nuit, tout de même, je l'ouvre. Mais le vomi ne survivra pas dans ce sujet (et éventuellement les auteurs du vomi, qu'ils n'en soient pas surpris)


On ne peut pas comprendre l'Ukraine sans avoir entendu la voix, le son des mots de Taras Chevtchenko.

Son génie n'est pas un don à l'Ukraine c'est un don à toute l'humanité.
Ce nom est un géant de la littérature mondiale, de l'histoire de la littérature mondiale, qui tutoie et s'assoie à la table de Victor Hugo, Walt Whitman, Dante, William Shakespeare, Nâzım Hikmet, Omar Khayyam, Molière, Homère, Tolstoï ou Dostoïevski. La qualité de sa poésie, de ses mots, est de la même rareté, la même exception

Poète, peintre et penseur, il a transcendé la simple écriture pour devenir une figure de la résistance culturelle et politique. Parce qu'il est en exil ou en résistance, aucun de ses écrits ne va être publié de son vivant... Toute sa production littéraire ne va être publiée que de façon posthume.
Si Baudelaire et Rimbaud ont révolutionné la poésie française, Chevtchenko, lui, a façonné une conscience nationale et insufflé à la langue ukrainienne une force prophétique.

Le poème qui suit, n'est pas qu'un poème, c'est un texte fondateur, un appel qui résonne encore aujourd’hui.


Заповіт

Як умру, то поховайте
Мене на могилі,
Серед степу широкого,
На Вкраїні милій,
Щоб лани широкополі,
І Дніпро, і кручі
Було видно, було чути,
Як реве ревучий.

Як понесе з України
У синє море
Кров ворожу... отойді я
І лани, і гори —
Все покину і полину
До самого бога
Молитися... а до того
Я не знаю бога.

Поховайте та вставайте,
Кайдани порвіте
І вражою злою кров’ю
Волю окропіте.

І мене в сім’ї великій,
В сім’ї вольній, новій,
Не забудьте пом’янути
Незлим тихим словом.
25 декабря 1845,
в Переяславі




Le titre signifie tout autant "Mon testament" que "Ma volonté".


Testament

Lorsque je mourrai, enterrez-moi
Sur un tertre, en pleine steppe,
Dans ma chère Ukraine, où s’étendent
À perte de vue les plaines.
Que les champs aux vastes moissons,
Le Dniepr, ses hautes falaises,
Soient visibles, soient entendus,
Lorsque rugira son flot.

Quand de l’Ukraine vers la mer bleue
S’écoulera le sang ennemi…
Alors, des champs, des monts sublimes,
Je m’élancerai vers Dieu lui-même
Pour le prier… Mais jusqu’à ce jour,
Je ne connais point Dieu.

Enterrez-moi, puis levez-vous,
Brisez vos chaînes, libérez-vous !
Et de ce sang versé, impur,
Baignez la liberté nouvelle.

Et dans la grande famille libre,
Nouvelle, unie sous un ciel pur,
N’oubliez pas de murmurer
Mon nom — d’un mot paisible et sincère.

25 décembre 1845,
À Pereïaslav


Taras Chevtchenko




Une déclamation de la meilleure traduction en anglais, celle de John Weir




Un texte sur ce poème que j'aime beaucoup...

Taras

Il n’a pas besoin d’un nom de famille. Taras suffit. Comme Dante, comme Homère, il appartient à ceux dont le prénom seul résonne à travers les siècles. Mais Taras, lui, n’a pas seulement sculpté une langue ou façonné une littérature : il a écrit l’Ukraine dans la douleur et l’espérance, dans la nécessité et le sacrifice.

Il est l’Ukraine, non pas celle des frontières, mais celle du sang, du sol et des âmes. Il n’a pas rêvé l’Ukraine, il l’a appelée à l’existence. Dans le noir des cachots, dans l’exil, dans l’humiliation, il a semé les mots qui, un jour, sont devenus des armes, puis des hymnes, puis des prières.

Comme Hugo, il a hurlé contre l’injustice. Comme Mickiewicz, il a porté son peuple sur ses vers. Mais Chevtchenko n’est pas un poète d’apparat, un chantre de salon : il est un prophète en haillons, une voix qui monte du fond des terres asservies. Sa poésie est une plaie ouverte, et c’est par cette plaie que l’Ukraine respire.

L’Ukraine, c’est ce tragique, ce sens aigu de la fatalité et du destin, cette douleur qui forge l’âme au lieu de l’écraser. Et Taras, plus que quiconque, en est le miroir. Il n’a pas écrit l’Ukraine : il l’a inscrite sur le ciel, entre la steppe infinie et les chaînes qu’il appelait à briser.

Son Zapovit n’est pas un poème. C’est un serment, un legs de feu qu’aucun temps ne peut éteindre. Taras ne se cite pas, il se crie. Il ne s’oublie pas, il se lève. Tant que son écho résonnera, l’Ukraine restera debout.



Et d'autres mots:

Tout comme l’Ukraine, c’est ce sens tragique de la nécessité. Non pas la plainte, mais la certitude qu’il n’y a pas d’autre voie que celle du sacrifice. Il n’écrit pas pour embellir le monde, mais parce qu’il faut écrire. Il ne rêve pas une Ukraine idéale, il l’appelle du fond des fers et du froid des exils. Comme l’Ukraine, il porte en lui ce fardeau immémorial, cette douleur qui ne ploie pas mais forge. Il ne choisit pas son destin : il l’embrasse parce qu’il est inévitable.


Comment pensez-vous qu'un peuple qui nomme ses universités, et ses de son nom, qui lui fait des statues, à l'artiste et à l'homme d'arme qui a sacrifié toute sa vie et son talent, à la liberté de sa nation, à l'existence de sa langue.. comment voulez-vous qu'un peuple comme celui-ci renonce au combat, alors que ses poètes, son hymne, ses chansons l'appelle aussi loin que cette langue existe à résister.

Hugues
Image
Avatar de l'utilisateur
Hugues
Michel Desjoyeaux virtuel
 
Messages: 11581
Inscription: 26 Fév 2003, 06:14

Re: Culture ukrainienne

Messagede Hugues le 04 Mar 2025, 05:54

À mon sens, il n'y a dans toute l'histoire de la chanson, que deux, seules ensemble dans leur stratosphère, qui disent aussi bien l'amour pour une ville...


Toulouse de Claude Nougaro.
Як тебе не любити, Києве мій! du compositeur Ihor Shamo et du poète Dmytro Lutsenko.




Il y en a peut-être voire sans doute une meilleure interprétation que celle qui suit...

Mais celle qui suit est assez singulière, la chanson été crée (c'est à dire en première représentation) par un duo Yuriy Gulyayev et Kostiantyn Ohnievyi, à l'Opéra de Kiev en 1962. Mais cet enregistrement de 1962 ne fait entendre que Yuriy Gulyayev avec un violon solo d'Abram Stern et l'orchestre de l'Opéra de Kiev et du Ballet Taras Chevtchenko.

Mais et c'est une raison pour laquelle je tiens à cette version, cet enregistrement de 1962 a été monté sur les images de deux films soviétiques se déroulant à Kiev.

Le film Ivan Franko de 1956. Autre immense figure poétique ukrainienne (qui est singulier pour moi pour une raison sur laquelle je ne m'étendrai pas... mais il est important) qui d'ailleurs a eu l'honneur d'une ville à son propre nom (Ivano-Frankivsk)
Et le film de 1958 Літа молодії (en russe Годы молодые), littéralement Les années de jeunesse


Et pour qui connaît cette ville l'impression est étrange... ce ne sont pas de simples images d'archives.. Il y a des images d'archive de la même époque et elles ne portent pas ce que portent ces images...

L'étrangeté tient à plusieurs choses.. D'abord, pour qui connaît Kiev, pas une seule vue est inconnue.

Mais c'est la même ville et en même temps c'est une ville qui n'est plus, c'est une toute autre ville. Ce n'est pas du seulement à la transformation de Kiev, des images d'archives ne font pas cet effet.

Non il y a quelque chose de plus que la transformation de la ville, que ce sentiment d'une ville qu'on reconnaît sans toutefois la retrouver entièrement.. Il y a quelque chose qui tient au cinéma, quelque chose d'une nostalgie pour quelque chose qui n'a jamais existé pourtant, puisque c'est un Kiev imaginaire, un Kiev de cinéma, d'une société idéale qui n'a jamais existé
Je ne sais pas si c'est compréhensible, mais les images de ce films touchent sans doute chaque personne de Kiev qui les regarde. Car elle donne accès à un Kiev perdu, mais pas au sens qu'il s'est évaporé, mais au sens qu'il n'a jamais été.


Si en plus les images sont alliées à une des plus bouleversantes déclarations à une ville...


Cette chanson, vous entendrez des femmes la chanter dans le métro. Vous l'entendrez dans une zone particulière de la ville - que je vous laisse découvrir un jour - à la même heure précise chaque jour, sans savoir d'où vient le son ...
Cette chanson, elle est devenue l'hymne officiel de la ville à partir de 2014.


Et cette chanson, quand Kiev était bombardé au plus fort en février, mars et avril 2022, c'était celle que les gens chantaient dans le métro et les abris, plus encore que l'hymne national.
Elle est forcément désormais plus qu'une déclaration à Kiev, c'était une chanson de résistance en attendant l'ennemi aux portes de la ville.




Як тебе не любити, Києве мій!

Грає море зелене,
Тихий день догора.
Дорогими для мене
Стали схили Дніпра,
Де колишуться віти
Закоханих мрій...
Як тебе не любити,
Києве мій!
Вечорів оксамити,
Мов щастя прибій...
Як тебе не любити,
Києве мій!

В очі дивляться канни,
Серце в них переллю.
Хай розкажуть коханій,
Як я вірно люблю.
Буду мріяти й жити
На крилах надій...
Як тебе не любити,
Києве мій!

Спить натомлене місто
Мирним, лагідним сном.
Ген вогні, як намисто,
Розцвіли над Дніпром.
Вечорів оксамити,
Мов щастя прибій...
Як тебе не любити,
Києве мій!
Вечорів оксамити,
Мов щастя прибій...
Як тебе не любити,
Києве мій!




Deux traductions, la première plus fidèle, et la seconde essayant de traduire la qualité de la langue, sa musicalité, au prix de la fidélité...


Comment ne pas t’aimer, ô mon Kiev !

La mer verte scintille,
Le jour paisible s’éteint.
Les pentes du Dniepr
Me sont devenues si chères,
Où les branches se balancent
Aux rêves d’amour...
Comment ne pas t’aimer,
Ô mon Kiev !
Les soies du soir,
Comme le ressac du bonheur...
Comment ne pas t’aimer,
Ô mon Kiev !

Les cannas me regardent,
J’y verse mon cœur.
Qu’ils racontent à l’aimée
Combien je l’aime avec foi.
Je rêverai et vivrai
Sur les ailes de l’espoir...
Comment ne pas t’aimer,
Ô mon Kiev !

La ville fatiguée s’endort
D’un sommeil doux et paisible.
Là-bas, les lumières, tel un collier,
Fleurissent au-dessus du Dniepr.
Les soies du soir,
Comme le ressac du bonheur...
Comment ne pas t’aimer,
Ô mon Kiev !
Les soies du soir,
Comme le ressac du bonheur...
Comment ne pas t’aimer,
Ô mon Kiev !




Comment ne pas t’aimer, Kiev bien-aimé ?

La mer verte joue sa mélodie,
Le jour tranquille s’éteint doucement.
Les rives du Dniepr me sont devenues chères,
Où dansent les branches frêles
Des rêves amoureux enlacés...
Comment ne pas t’aimer,
Kiev bien-aimé ?
Les soirs de velours, doux ressac,
Vague de bonheur à nos pieds...
Comment ne pas t’aimer,
Kiev bien-aimé ?

Les cannas se penchent sur mes yeux,
J’y déverse mon cœur sans détour.
Qu’ils murmurent à mon aimée
La constance de mon amour.
Je vivrai et rêverai encore
Porté par l’aile de l’espérance...
Comment ne pas t’aimer,
Kiev bien-aimé ?

La ville épuisée s’endort
Dans un sommeil paisible et tendre.
Là-bas, les lumières en collier
S’épanouissent sur le Dniepr.
Les soirs de velours, doux ressac,
Vague de bonheur à nos pieds...
Comment ne pas t’aimer,
Kiev bien-aimé ?
Les soirs de velours, doux ressac,
Vague de bonheur à nos pieds...
Comment ne pas t’aimer,
Kiev bien-aimé ?


Hugues
Image
Avatar de l'utilisateur
Hugues
Michel Desjoyeaux virtuel
 
Messages: 11581
Inscription: 26 Fév 2003, 06:14


Retourner vers Salon, saloon, bistrot du coin

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 5 invités

cron