Rainier a écrit:Quoi qu'en pense Silverwitch, j'ai trouvé excellent "Down by law", j'adore la scéne de Roberto Benigni dans la prison avec ses 2 camarades("I scream for an ice cream"...) et j'ai trouvé plus qu'excellent "Dead man" : le ton du film, son rythme particulier, la musique de Neil Young, la derniere apparition de Robert Mitchum et Johnny Depp étonnant, toute la poésie qui s'en dégage .
Je n'en dirai pas autant des 2 ou 3 films, dont je me rappelle, d'Elia Kazan, en fait je ne me souviens plus que de Sue Lyon dans Baby Doll, c'est dire s'ils m'ont marqués...
Sinon, je viens de combler un trou immense dans ma culture : j'ai enfin vu "la Strada" de Fellini. Là, je dois dire que pour moi c'est un chef d'oeuvre absolu et Giulietta Massima est plus qu'émouvante, drôle, triste, sensible... bref j'en ai encore des frissons.
"La Strada", pour moi qui ne suis plus de toute premiere jeunesse et qui en a donc visionné un certain nombre, fait partie des 5 plus beaux films que j'ai vus.
Pourquoi Fellini n'a-t-il pas poursuivi dans cette veine néo-réaliste (je classe dans le même registre des films comme les Vitelloni, le cheikh blanc etc...) plutôt que de partir dans ses élucubrations : je cite pêle-mêle "E le nave va", "Prova d'orchestra", "Fellini Roma" et autres "cité des femmes"...
Rainier,
Il n'y a pas de rupture entre le Fellini de "La Strada" et le Fellini de "Casanova". Simplement un chemin qui part d'une esthétique influencée par le néo-réalisme puis s'en libère pour faire de ce cinéaste l'un des plus grands créateurs de formes (esthétiques au sens large, incluant le récit cinématographique) du XXè siècle. Il n'y a pas de différence Rainier entre Zampano, la buraliste d'Amarcord et la géante de Casanova. La question à se poser est plutôt de savoir quel malin génie fait apparaître chez Fellini les créatures disgraciées, démesurées qui peuplent ses films, comment un cinéaste est parvenu à faire associer à son nom un épithète sans équivoque pour désigner de telles créatures: "fellinien".
Je ne veux pas opposer les différentes périodes créatrices de Fellini comme tu le fais, ce serait à mes yeux une erreur. Pourquoi cherche-t-il de nouvelles images, de nouveaux personnages, de nouvelles directions? Disons que Fellini dans sa jeunesse et en particulier dans La Strada (le sommet de cette période) a su très rapidement construire des types humains simples et touchants, qui avaient la saveur des mythes. Là se trouve la comparaison avec Chaplin. Plus tard, comme Chaplin, Fellini a pris le risque, immense dans le métier du cinéma, de ne pas en rester là. Il a abandonné des créatures qui lui permettaient de communiquer trop bien avec le public. Il a cessé de nous raconter les histoires qui nous enchantaient, fables lumineuses. Avec "La Dolce Vita", Fellini pressent l'exigence d'aller plus loin, vers la nuit, vers ce que l'on ne connaît pas et ne maîtrise pas. "Pour moi, partir d'une idée bien définie, claire, complète, et ensuiute la réaliser, ce serait une méthode fausse, dangereuse. Je ne dois pas savoir ce que je ferai et je ne trouve de ressources que lorsque je me retrouve plongé dans l'obscurité et l'ignorance. L'enfant est dans le noir au moment où il se forme dans le ventre de sa mère".
Cependant, tu as raison sur un point certain. "La Strada" est un film extraordinaire. La force de Fellini à cette époque était sa capacité quasi unique à trouver une définition précise du personnage et de sa trajectoire à travers le film. Définir, c'est donner une forme, dessiner, tracer un profil, physique et mental, en quelques traits. Dans "La Strada", le caricaturiste d'esprit et de métier qu'a été Fellini peint ses personnages à travers les figures du cirque.
Gelsomina est l'auguste. À peine sortie de l'enfance, elle a tout à apprendre, même faire la cuisine. Zampano se prend pour le clown blanc, le maître, le papa et la maman. Au début du film, il essaie d'éduquer Gelsomina, la dresser pour qu'elle fasse un numéro, toujours le même, pour lui. Cependant le film montre que Zampano n'est pas un clown blanc, le tyran domestique n'en a ni le charme, ni l'élégance, ni l'esprit d'un maître. Gelsomina s'en apercoit très vite. Avant le milieu du film, apparait donc un troisième personnage: il matto, le fou. Aucun doute, celui ci est le vrai clown blanc. Funambule, acrobate, musicien, il a le charme, la grâce, l'expérience. Enfin, il est intelligent et lucide. Un soir, il éclairera Gelsomina sur le sens de sa vie. Bien qu'elle soit attirée par le fou, elle est faite pour Zampano qui a besoin d'elle.
A côté du fou, Zampano apparaît dans toute sa misère. Il n'est qu'un lamentable auguste, violent, rustre et sans talent. Zampano se révolte, devient agressif. Il finira par tuer le fou. Gelsomina, abandonnée par Zampano, mourra elle aussi. La dernière scène, admirable, montre Zampano un soir, ivre-mort, titubant sur un quai, puis traversant la plage jusqu'à la mer. Il revient sur ses pas, s'effondre en sanglotant. Il déchire le sable de ses doigts comme une bête, et regarde avec panique le ciel étoilé.
Ce qui est remarquable dans le scénario de La Strada et rend le film si poignant, c'est la fragilité du personnage du fou. Son intelligence, sa finesse ne lui sont d'aucun secours. Il est condamné à disparaître. Il le sait. Et alors on se souvient de l'image qui a introduit le fou dans le film: Gelsomina s'est disputée avec Zampano et l'a quitté. Sur une route déserte, elle a rencontré trois musiciens. Elles les a suivis jusqu'à un village où elle assiste à une procession. Quand la foule entre dans l'église, on raccorde avec une scène d'extérieur nuit. Sur la place de l'église, un fil est tendu à une hauteur de deux étages environ, entre le clocher et une maison. Éclairé par un phare de voiture, un funambule fait son numéro au-dessus de la foule. Il a deux ailes blanches dans le dos, un collant à rayures horizontales et un minuscule chapeau. Il tient à la main une chaise et une table en même temps qu'un immense balancier. Arrivé au milieu du fil, il installe la table, s'assied sur la chaise et s'apprête à manger. Un coup de vent survient. Sa serviette s'envole. Il tente de manger son plat de spaghettis, mais la table bascule et tombe. Lui-même perd l'équilibre, la chaise dégringole. Le fou évite la chute en s'enroulant autour du fil. Il tourne comme une hélice, puis se redresse, et finalement se tient la tête en bas, les mains en appui sur le balancier.
Moment de pur suspense, dans lequel nous ne saurons démêler la maladresse de la virtuosité, l'erreur de l'exploit. Voilà une image, retentissante, ambivalente et nouvelle. C'est par une telle image que nous pouvons dépasser la psychologie des personnages et voir du cinéma. Oui le modèle "clown blanc-auguste" a aidé Fellini et ses coscénaristes. Le modèle est rassurant pour l'esprit, il est porteur d'une vérité incontestable, universelle. Cependant lorsqu'il s'agit de construire une scène, développer les rapports des personnages entre eux, un schéma, si juste soit-il ne suffit pas. La réussite exceptionnelle de La Strada tient sans doute à l'équilibre entre la simplicité du modèle et la richesse de son développement.
Désormais, il faudra pour Fellini abandonner peu à peu le modèle, comme un échafaudage devenu inutile, laisser grandir les films sous la seule poussée des images. Que nous révèle l'image où apparaît le fou? Fellini veut présenter le personnage qui incarnera le clown blanc, celui qui possède le talent, l'intelligence, la maîtrise. Bref l'être qui fascine et exaspère par l'accumulation de ses qualités. Il montre celui-ci dans un numéro extrèmement difficile. S'installer pour manger sur un fil. Au lieu de nous communiquer le sentiment d'une réussite éclatante, il provoque une sensation de malaise: le funambule a-t-il raté son numéro? A-t-il fait semblant de tomber? Plus tard nous saurons qu'il a peur.
Si je réfléchis à cette scène, il eût fallu présenter le fou dans un numéro impeccable, ne serait-ce que pour surprendre, plus tard, lorsqu'il évoque la crainte de sa mort, et lorsqu'il mourra effectivement, mais d'une toute autre manière. La plupart des cinéastes auraient traité l'apparition du funambule comme un morceau de bravoure sans équivoque. Et ils auraient été fidèles à l'intention initiale qui oppose le clown blanc à l'auguste.
Je vois à cet instant du film, les ruses par lesquelles une image résiste à ce qu'on voudrait lui faire dire. Ou bien on passe outre. Le cinéaste se ferme alors à la formidable richesse du matériau créatif. Il soumet l'image à une voloné univoque. Ainsi dans l'oeuvre sans doute la plus maîtrisée de Fellini, je sens le passage d'une image qui va miner le schéma établi. C'est ce courant qui emportera l'oeuvre à venir, dans une direction que tu peux maintenant pressentir. Fellini va donner naissance à des personnages qu'il n'aurait pas pu concevoir par une démarche logique et volontaire.
En quoi l'apparition du fou telle que Fellini te la propose, est-elle plus forte qu'un numéro réussi? Je pourrais donner des arguments techniques, dramatiques mais ce qui m'occupe c'est: la genèse des personnages felliniens. Il faut donc montrer que cette image est nécessaire. Fellini touche ici une limite, sa limite. Bienheureuse limite, qui permet à un artiste de se situer, de travailler désormais dans sa vérité.
Fellini découvre qu'il ne peut pas peindre un clown blanc, un personnage positif, exemplaire. Fellini disait d'ailleurs à ce propos: "Quand je dis clown, je pense à l'auguste". Oui, Fellini sait qu'il y a, partout dans le monde, ces deux types humains. Il voudrait représenter l'un et l'autre avec exactitude. Mais voilà, chaque fois qu'il s'efforcera de créer un clown blanc, celui-ci fera un couac, il manquera de se casser la figure, ou malgré tout son talent, il aura l'air ridicule. Fellini ne saura peindre que des augustes.
Entre Zampano et le fou, il n'y a pas seulement l'opposition élémentaire de l'intelligence à la lourdeur, de l'ange à la brute, de l'esprit à la chair...Au delà des oppositions structurales trop claires, il y a une similitude secrète qui rapproche les deux personnages (et tous les personnages de Fellini). Lorsque le fou essaie de se mettre à table sur son fil, il incarne le rêve humain de vaincre la pesanteur, il voudrait réconcilier les deux forces qui nous tirent vers le haut et vers le bas. Cette tension traverse, déchire, anime les personnages de Fellini. Elle est l'image primite, fondatrice. Si tu ne la ressens pas dans toute son ambivalence, alors tu perds la dynamique constitutive de l'oeuvre.
Le fou n'est pas un ange, voilà ce que l'image montre. Son exploit n'est pas celui d'un virtuose qui ferait oublier le risque et la pesanteur. Il y a même quelque chose d'absurde à vouloir manger avec une table et une chaise, s'installer, en plein ciel, en pleine nuit au-dessus d'une foule et d'un projecteur. Manger, remplir son corps, c'est ce que Zampano sait faire. Toute sa vie il exécute le même numéro. Il tend une chaîne autour de sa poitrine, puis il aspire profondément. Par la force de ses pectoraux, il fait sauter la chaîne. En se remplissant d'air, Zampano se met au-dessus du commun des mortels, pas bien haut, certes, mais il se rapproche du fou. C'est toute l'histoire de La Strada où ce qui est lourd, tombant, anéantira ce qui veut monter, respirer. Les personnages, le film lui-même vivent de ce conflit et s'éteignent avec lui. Dans l'ultime image, déjà noyée par l'immensité de la nuit, les deux forces sont là, exténuées certes, mais elles vont disparaître ensemble. Zampano, prostré dans le sable, à bout de fatigue et de chagrin, lève les yeux vers le ciel noir. Il a peine à respirer, il a un poids sur la poitrine. Lui qui savait si bien gonfler ses poumons, le voilà écrasé par l'élément aérien. L'air ne le porte plus. Il suffoque, vide, terrassé.
Silverwitch