de Waddle le 22 Mar 2013, 18:36
Quelqu'un a t'il vu le film L'éléphant?
C'est un film assez déroutant avec d'interminables plans séquences (qui rappelleront ceux de l'Overlook Hotel dans "Shinning"... le film est truffé de références au cinéma de Kubrick) et des dialogues minimalistes. Mais c'est un film cinématographement intéressant dont on sort un peu vaseux...
J'ai trouvé une analyse assez originale du film sur le site cadrage.net A ne pas lire si on n'a pas vu le film et qu'on souhaite le voir
GUS VAN SANT ET LE MINOTAURE
par Alexandre Tylski
Le dernier film de Gus Van Sant a reçu la Palme d’Or et le Prix de la Mise en Scène à Cannes 2003 ainsi que le Prix Pédagogique de l’Education Nationale Française, ce qui ne plaira pas à tout le monde.* Voici notre analyse du film ELEPHANT.
ELEPHANT de Gus Van Sant n’est pas un film qui " dénonce " (par ailleurs limite de cinéaste du pourtant passionnant Michael Moore – même s’il en questionne sans cesse les rouages et dangers). Le terme " dénoncer " est employé à tort et à travers par les médias. Ceux-là voient fréquemment dans l’action d’une association sociale, un livre fort ou un film engagé, la " dénonciation " d’un problème ou la " dénonciation " d’un certain système. Un bon film ne dénonce pas, il ne s’abaisse pas à cela, heureusement, il " énonce " comme on le verra. La dénonciation est revenue à la mode en France par certaines lois remises au goût du jour, espérons que ce mot de sinistre mémoire soit de moins en moins employé à propos des films et des cinéastes.
ELEPHANT de Gus Van Sant n’est pas non plus un film qui " sensibilise. " Ici nul pathos, ni démagogie entendue, ni voix off explicative ou étalage de chiffres. Le film de Gus Van Sant est un film avant tout sensible mais précisément pas " sensibilisant ". Le cinéaste évite soigneusement l’écueil du film militant (il a d’ailleurs toujours refusé d’en faire) – le genre militant dénonçant et sensibilisant trop souvent à coups de marteau. Le verbe " sensibiliser " sonne à nos oreilles comme " annihiler ", " aliéner ", " étouffer ", " diriger ". Quel spectacle que celui qui cherche à tout prix à sensibiliser en tirant sur la corde sensible. Godard rappelle ainsi à juste raison qu’un film n’a pas à séduire, ni à chercher à faire " adhérer " (à fédérer), mais plutôt à " convaincre " éventuellement. Non par la rhétorique du politique, mais par la dialectique.
Plan de l’analyse de film de ELEPHANT de Gus Van Sant :
1. ELEPHANT : un film animalier
Le titre du film/Le lycée comme un zoo/L’ange taureau/Les trois petits cochons
2. ELEPHANT : la bulle sonore
Les fantômes errants/Ecouter le photographe/Alex et Beethoven/La jungle
3. ELEPHANT : le crâne, la prison & la spirale
La cité de verre/Trajectoires/Tourner en rond
4. ELEPHANT : le plan séquence & la disparition
Filmer de dos/Tout doit disparaître
5. ELEPHANT : Le regard tourné vers le ciel
Ouverture et final en Ciel/Quatre regards vers le haut
6. ELEPHANT : le triomphe de la civilisation
Evocation de la guerre/Quel triomphe ?
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ELEPHANT : un film animalier
Le titre du film
Le titre du film ELEPHANT est au départ une référence consciente au téléfilm du même nom réalisé par le cinéaste (depuis disparu) Alan Clark sur la violence en Irlande du Nord (un titre évoquant aussi l’impossibilité pour un aveugle à se représenter la forme d’un éléphant). Le titre ELEPHANT est aussi une référence à la mascotte des Républicains aux USA: l’éléphant. Gus Van Sant avoue : " On s’est amusé avec la dimension politique que peut représenter le titre, et donc sa charge satirique envers, bien sûr, l’aspect aliénant du système d’éducation américain. (…) Elephant, c’est ce qui se voit comme le nez au milieu de la figure, mais ce que tout le monde souhaiterait bien occulter. " (1)
Mais nous pouvons aussi décrypter le titre " ELEPHANT " en tant que symbole culturel, voire parfois cultuel. Ainsi, il ne s’agirait pas d’oublier que l’éléphant est la monture du Dieu de la Foudre Indra (on entendra dans le film la foudre gronder avant le massacre). C’est aussi un animal aux grandes oreilles (Alex, le tueur, souffre de surdité lors de la scène de la cantine et toute la bande sonore du film se décompose de résonances et de réverbérations très sensibles). C’est aussi " l’éléphant spirituel et sacré " (le Christ) qui relève Adam après sa chute. L’éléphant est cet animal que l’on dit sage, sans agressivité et solidement ancré au sol ; dans les rêves il représente une réalité terrestre avec laquelle certaines personnes n’arrivent pas toujours à garder le contact.
Bref, autant d’éléments en rapport direct avec le récit et l’esthétique de ELEPHANT de Gus Vant Sant. Un titre pour le moins emblématique des figures animales qui traversent son film : un sweat-shirt représentant une tête de tigre, un T-Shirt jaune représentant un taureau noir, un chien sautillant au ralenti, un éléphant représenté en croquis sur le mur de la chambre des tueurs, le son d’oiseaux pendant la tuerie dans les couloirs du lycée et la scène finale dans la chambre froide remplie de viande animale. Il fallait donc prendre ELEPHANT dans son sens premier : un film animalier. Nous ne sommes pas dans une ménagerie gitane à la Kusturica, mais dans une impossible Arche de Noé déguisée en lycée. Un parc animalier aux accents apocalyptiques. Un retour au monde sauvage.
Le lycée comme un zoo
LE TIGRE. Michelle est une jeune fille timide et rondelette, et visiblement complexée dans les vestiaires. Elle ne semble pas assumer sa féminité. Elle fait figure de garçon manqué. Gus Van Sant nous la présente pour la première fois portant un sweat-shirt sportif arboré d’un tigre (l’emblème même du lycée mais que seule, elle, porte). On sait que le tigre a pour particularité dans les rêves et les mythes d’être un félin gracieux et puissant : tour à tour féminin (longs cils autour des yeux) et masculin (grondement grave). C’est aussi la bête noire rampante (Michelle rase les murs) des premiers hommes, autre retour aux peurs primaires et barbares. Gus Van Sant nous indique la nature foncièrement hybride de Michelle. Mais la nature tout aussi hybride et sauvage des autres personnages.
LE TAUREAU. John est un blondinet habillé de jaune. Cet ange blond marque l’esthétique du film (une sorte de cousin de Tazzio ?) et la mémoire des personnes ayant vu le film (les images illustrant par exemple les critiques de film parues sur ce film mettent presque toujours en valeur ce blondinet). Lui aussi fait figure d’hybride. Car en effet, son T-shirt si particulier y fait représenter un taureau noir sur fond jaune (2) et l’on connaît l’attachement de Van Sant pour les costumes, notamment dans Prête à Tout (1995) avec Nicole Kidman. Le contraste est fort (phrase reprise d’ailleurs dans le film) et nourrira l’esthétique entière du film. Taureau rappelant les peintures pariétales et à la fois symbolique de vie et de mort, on ne voit littéralement que cela lorsque Gus Van Sant filme John déambulant dans les labyrinthes du lycée.
John, l’ange taureau
John est ainsi une sorte d’ange taureau (dont l’écho se fera à la fin avec Benny, son double, jeune noir au T-shirt jaune). Une créature hybride, voire androgyne, que nous soupçonnons un moment d’être le tueur (Gus Van Sant insiste sur lui dans le premier mouvement du film comme s’il s’agissait de son héros principal). Les apparences sont trompeuses (il sera d’ailleurs question d’apparence dans un débat lycéen du film) : le simulacre de l’image est ici au cœur.
Ce jeune homme taureau serpentant dans les labyrinthes rappelle alors inévitablement le mythe même du Minotaure. L’origine de la représentation. Retour aux sources des légendes initiatiques (et de l’art pariétal). Questionnement alors de Gus Van Sant sur " Comment évoluent les mythes et les contes aujourd’hui ? " mais aussi " Qu’est-ce qu’une image ? " et " Comment la jeunesse vit-elle avec les images ? " Comment sont-ils piégés par elles comme dans un labyrinthe de signes ? – pas étonnant de voir ainsi plusieurs scènes se dérouler dans la chambre noire du lycée, Gus Van Sant scrute précisément la création photographique et l’imago.
Les 7 jeunes filles et jeunes garçons offerts au Minotaure sont représentés dans le film par les cartons (retour au cinéma muet) indiquant les noms de ces jeunes (muets ?) – liste létale d’une morte annoncée, ils sont comme jetés aux lions. Les cartons sont autant de plaques mortuaires, de tombeaux ouverts. Gus Van Sant détourne le mythe du Minotaure et questionne une époque, ou plutôt : la représentation d’une époque. Dans le monde décrit dans ELEPHANT, les enfants ne sont plus uniquement les chassés, il sont aussi les bourreaux.
Les Trois Petits Cochons
La présence du conte et de l’animal se poursuit et s’achève jusque dans la dernière scène, tournée dans la chambre froide des cuisines du lycée. Et sur une contine détournée en air de croquemitaine. Alex a passé plusieurs portes pour trouver deux amoureux dans une chambre froide. Comme dans Les Trois Petits Cochons (et SHINING de Kubrick, 1980), il traverse les portes. Alex pointe son arme sur le couple amoureux et récite: " Amstramgram, pic et pic et colegram, bourre et bourre… Si tu prends un tigre par la patte… et qu’il bouge… laisse-le filer… " Des morceaux d’animaux froids pendent au fond alors que les jeunes amoureux sont laissés hors champ, déjà " disparus. " Les corps en mouvement constant du début du film se gèlent. Le zoo est mort.
ELEPHANT : la bulle sonore
Les fantômes errants
A la fin du film, juste après la scène finale de la chambre froide, c’est un ciel qui nous est montré avec, en fond sonore, des grues fantomatiques (nous ne ferons que les entendre). Gus Van Sant termine le film avec ces volatiles errants fuyant le massacre sur la terre. Il nous invite à rêver, à sortir du labyrinthe de la mort. Labyrinthe qu’il aura pris soin de " sonoriser ". Gus Van Sant raconte : " On a travaillé pendant tout le film avec un MS stéréo, un appareil équipé de deux micros, l'un tourné vers le haut, l'autre vers le bas, qui donne une sorte de son en 3D. Pour ce qui est de l'atmosphère sonore générale, tous les comédiens étaient équipés d'un micro." (3)
Les effets de réverbérations indiquent une présence omnipotente, céleste, confinant au religieux (nous pensons ainsi à la scène réverbérée où le blondinet pleure et semble en prière). Les échos démultiplient, décomposent, encore l’espace et le vide glacial. Mais personne ne semble répondre aux échos, personne ne semble vivre ici. Et, si nous tendons l’oreille, aucun pas ne se fait même entendre. Tout le film consiste ainsi à filmer de jeunes lycéens marcher dans des couloirs et aucun bruit de pas pourtant, ne s’entend. Tous sont là, fantomatiques, déjà morts. Idée forte de " mise en son " d’un vide béant prêt à avaler tout le monde, à l’image des perspectives vertigineuses.
Ecouter le photographe
ELEPHANT décrit ainsi un monde du silence où il n’y a pas exactement de silence mais une infinité de micro-bruits et dans lequel chacun crée son monde. Elias, le jeune photographe, Gus Van Sant le décrit d’un point de vue sonore. Lorsque Elias est dans la chambre noire, il place sa pellicule dans une spirale elle-même enfermée dans une boîte révélateur. Il agite consciencieusement sa boîte et Gus Van Sant en gros plan visuel et sonore scrute ce moment. Le bruit de la boîte est semblable à une horloge ou à une bombe. Et ce son de libérer " d’un coup " l’imagination. La révélation des images en cours auront peut-être l’effet elles aussi d’une bombe. Un son évoquant le terrorisme ou la guerre mais aussi cette arme meurtrière qu’est l’image… et son développement.
Cette scène de boîte est aussi symptomatique de ce photographe, Elias, qui, lorsqu’il traverse le couloir, est accompagné, en off, d’une musique flottante qui semble tout droit sortir de sa boîte crânienne ou de son état d’esprit. Les sons de couloirs et des lycéens présents disparaissent. Il vit dans son monde et déambule ainsi au gré des notes. Au moment où Elias salut une amie, le son réel revient un instant, la musique s’adoucit, puis, aussitôt, Elias reprend son chemin et son monde intérieur et sonore revient à nous. Dans ELEPHANT, l’un ne vas pas sans l’autre : pas d’image sans musique. Pas d’image sans monde intérieur complexe.
Alex et Beethoven
Le cinéaste révèle aussi le monde sonore intérieur d’Alex, le jeune tueur. Nous savons que les vrais tueurs de Columbine écoutaient beaucoup de musique, en particulier Marilyn Manson (interviewé dans BOWLING FOR COLUMBINE), qui lui vaut encore de vives attaques. Gus Van Sant détourne alors les faits et prend le contre-pied en filmant le tueur jouer du Beethoven. (4) L’ironie est d’autant plus intéressante qu’Alex (l’acteur s’appelle aussi Alex) se trouve être aussi le prénom du jeune tueur dans ORANGE MECANIQUE (1971), un film que Gus Van Sant vénère pour son traitement de la violence dans la société et dont il s’est ouvertement inspiré pour ce film.
" La Lettre à Elise " de Beethoven est utilisé mais également la Sonate op. 27 n. 2 (appelé Clair de Lune par le poète Rellstab) qui fut dédiée à Giuletta Guicciardi et dont Beethoven était amoureux. Une déclaration d’amour s’est ainsi glissée au cœur de ce film a priori froid. Rappelons ici que la partition de Le Clair de Lune doit se jouer " senza sordini " (c’est à dire avec pédale) et mène ainsi à la fusion constante des basses, à la " fluidité d’une coulée sonore continue… " (5) Le choix de Gus Van Sant pour ce morceau s’entremêle parfaitement avec la coulée visuelle du film, l’état de flottement y est saisissant, le film comme un liquide amniotique. Un monde en gestation, mais un mode déjà mort pourtant.
Néanmoins, la force est de remarquer que le protagoniste du jeune " tueur pianiste " (l’association est plus qu’hybride), Alex n’est pas nécessairement lié à ce liquide amniotique. S’il joue en effet Beethoven, il " massacre " quelque peu les morceaux du maître (avec saturation sonore) et alors qu’il interprète Beethoven dans sa chambre, Alex " dérape " sur le piano et Gus Van Sant alors de couper le grand mouvement circulaire dans la chambre. Il coupe et revient sur un plan d’Alex. La coupure est infime mais bien là. Alex est dans une coquille ronde percée (comme sa voiture a un pare-brise brisé). Une fissure est en lui et est évoque par le montage (Gus Van Sant est ici aussi le monteur du film). Cette cassure du montage avec Alex sera également présente dans la scène de la cantine où Gus Van Sant coupe, à nouveau, sur Alex alors que nous étions dans un long plan séquence. Alex est en rupture avec l’étouffant ballet imposé par les lignes rectiligne de ce lycée.
La jungle
Alors qu’Alex tire sur les élèves du lycée dans les couloirs, Gus Van Sant perce (métaphoriquement) le plafond du lycée en utilisant un hors champ sonore pour le moins étonnant : nous entendons de l’eau, du vent et des oiseaux. La panique se fait sentir par les corps en off dont on aperçoit furtivement quelques parties (le cadrage ici découpe les corps en choisissant de ne reste que sur le tueur et de ne révéler des autres corps que quelques extrémités passant furtivement dans l’image). C’est la loi de la jungle. Mais une presque reposante en contre-pied avec l’action. Une scène qui détonne avec celle de la cantine dans laquelle Alex semblait ne pas supporter le brouhaha général de cris d’adolescent (presque semblables aux oiseaux d’Hitchcock).
Alors qu’il est retourné au stade animal, Alex dira presque à moi-voix (se parlant à lui-même): " Je n'ai jamais vu de jour si immonde et si beau " Une phrase shakespearienne (tirée de Macbeth par ailleurs) qu’affectionne Gus Van Sant (on se rappelle les emprunts de vers shakespearien dans MY OWN PRIVATE IDAHO). Un gramme de poésie dans le massacre. Gus Van Sant nous rappelle que la monstruosité n’est pas nécessairement à opposer à la sensibilité ou la culture. Nature et culture pas toujours distincts. " L’art n’est pas le contraire de la barbarie. La raison n’est pas la contradictoire de la violence. " (6) C’est une des formules paradoxales et secrètes, hybrides, de ELEPHANT.
ELEPHANT : le crâne, l’orthonormé et la spirale
La cité de verre
ELEPHANT est un film crâne où l’on entend la jungle dans la tête d’un adolescent et que nous voyons à l’écran, un aquarium géant multicolore. Dans le film de Gus Van Sant donc, chacun est enfermé dans sa boîte, son bocal, sa bulle et le lycée lui-même d’apparaître comme une véritable cité de verre décomposée en cavités internes. Le rapport du corps au décor dans ELEPHANT est ainsi fondamental. ELEPHANT a été " photographié en 35mm, au format 1 : 33, qui évoque souvent les documentaires de Frederick Wiseman (Domestic Violence et High School) et les photographies de William Eggleston, qui, comme lui, ne dissocient jamais les êtres des décors où ils évoluent, des situations qui les façonnent. " (7).
Gus Van Sant a tourné dans un lycée qui venait de fermer, tournant ainsi aisément 5 semaines avec de vrais lycéens de Portland (ville où habite par ailleurs le cinéaste). Le cinéaste a fait de ce lycée un lieu nourri de chambres noires, de chambres froides, et dans lequel les couloirs semblent ne jamais finir. Une grotte post-historique. Beaucoup de vitrines de verre longent les couloirs eux-même souvent faits de murs de verre. Bref, un aquarium audiovisuel - lié au champ lexical animalier. Un monde animal domestiqué (nous verrons plus tard la question de l’architecture orthonormé).
Mais le monde extérieur (mis entre parenthèses du film) ressemble lui aussi à une bulle : quand ils ne sont pas au lycée, nous voyons ces jeunes évoluer dans leur chambre (Alex et Eric), une chambre fermée comme un bocal (lucarne en verre au-dessus du piano où apparaîtra en spectre Eric une cagoule noire sur la tête), leur cuisine étouffante (on ne voit même pas le visage des parents comme dans un Tex Avery), leur salon (avec le bocal téléviseur et au fond une vitre donnant vers le livreur), ou leur voiture (scène introductive entre John et son père).
Trajectoires
Quelques rares moments fugitifs nous sortent du bocal : en particulier ce ciel mystérieux qui finit par devenir nettement menaçant et annonçant la mort. La nature aussi préfigure une sorte de mort et de déclin : c’est l’automne. Mais tout ce monde là supposé être libérateur et reposant est marqué par la cassure (voiture heurtant le rétroviseur d’une autre voiture dès le commencement du film). Le père de John est perdu, brisé, et les routes, elles aussi sont orthonormé, quadrillées, comme dans une caserne.
" Trajets, parcours, topologie, quadrillage, lignes de fuite, lignes de désirs… Espace complexe donc, multitude de points de fuit singuliers, la perspective tourne. Rien d’irrémédiable. Cheminements. On ne choisit pas sa mort ? (…) Troupeau d’éléphants en marche, sans lieu précis, en errance. Chacun son allure, sa vitesse donc. Son désir… (…) Dehors, l’ange d’ELEPHANT fait sortir les corps encore en vie, aide le père à sortir de son absence, sans pathos, dans le silence des grandes catastrophes… Le ciel est vide, inquiet et beau. Une Saison en enfer ". (8)
Le film se lance sur une route, se poursuit avec un plan séquence suivant un jeune sportif dont le sweat-shirt rouge laisse apparaître, au dos donc, une croix blanche où il est noté " Lifeguard " (mot ironique quand nous connaissons le destin de ce protagoniste). Mais toute la visée est cette croix, semblable à une cible toute désignée dans la chasse à venir. Chercher l’erreur, chercher le centre, le cœur ou, comme le dira un des professeurs (un des rares adultes du film) : " le noyau de l'atome ".
Ces signes sont autant de codes de la route pour le voyage du film. Film de codes, de routes et de carrefours. Un monde de codes, carcéral. Un des acteurs (non-professionnels) du film dira à la presse : Il y a une pression terrible sur les élèves, déplore John, afin qu'ils aient les meilleurs résultats possibles en vue d'entrer à l'université." Sans oublier la discrimination sociale que "les élèves reproduisent au lycée le plus naturellement du monde, sans même s'en rendre compte, ajoute Alex. Gus filme le lycée comme s'il était une prison. Moi, je ressens ça en permanence. " (9)
Dans la chambre des tueurs, de la brique et des dessins au mur comme dans une cellule. Le champ est bouché. Mais la profondeur de champ des longs couloirs étouffent autant, avalent en spirale et les trajectoires des élèves à moitié éveillés fait figure de danse macabre comme à l’époque des grandes épidémies. Au Moyen-Age, cette danse était évoquée ainsi : " media vita in morte sumus " (au milieu de la vie nous sommes déjà dans la mort). Elèves fantômes, morts-vivants, le flottement est celui d’une déambulation morbide et sans quête.
Tourner en rond : figure de la spirale
Dans cette esthétique rectiligne, Gus Van Sant apporte néanmoins une sorte de contrepoint : les panoramiques. Un panoramique circulaire est utilisé dans la scène du groupe de discussion, mais leur propos étant vite convenu et sans profondeur, la caméra " tourne en rond " à l’image peut-être des protagonistes décrits à l’écran. De la même manière ce mouvement circulaire étouffant, en spirale, avalera les deux tueurs, Eric et Alex dans leur chambre. L’Eternel retour. La musique reviendra aussi, la nature reviendra aussi comme un retour barbare. Un mouvement de caméra de surveillance finira par dépeindre les deux tueurs endormis (morts ?) : la caméra pivote en panoramique comme une caméra de surveillance dans une vision panoptique digne des cellules d’observation.
4. ELEPHANT : le plan séquence et la disparition
Filmer de dos
Gus Van Sant filme ce monde carcéral de dos. Ce dispositif cinématographique, en méta-discours, mène à la réflexion. Pourquoi filmer si souvent les personnages de dos ? On aura parlé de référence aux images de jeux vidéo, mais cet inversement, ce questionnement hybride, de l’endroit et de l’envers mêlés, du positif et du négatif (qui chasse ? qui est chassé ? que se trame-t-il donc derrière les crânes ?), va plus loin. Ces images de dos font aussi référence à la peinture, par exemple à Giandomenico Tiepolo et son "Nouveau Monde".
Gus Van Sant, dans tous ses films, ramène toujours ses personnages à l’origine (leur foyer natal dans Drustore Cowboy (1990) ou My own private Idaho (1992), leur enfance dans Will Hunting (1997), etc.). Et cela est d’autant plus vrai ici que sa manière de filmer évoque un retour aux premiers portraits peints, égyptiens, qui ne peignaient jamais personne de face (même si ELEPHANT se permet de filmer aussi de face) s’accordant avec le souci des Egyptiens d’une continuité parfaite de la vie après la mort.
Or, Gus Van Sant fait revenir sa caméra à un endroit stratégique du lycée (où passeront tous ses personnages et où se déroule la pause photo du blondinet): un couloir. Un couloir dont un des murs est peint d’une fresque aux couleurs primaires (couleurs que portent les élèves pendant tout le film). Des élèves y sont peints (mortifiés) et on y voit une jeune fille représentée, de profil, les mains placées comme les Egyptiens. Ce clin d’œil de Gus Van Sant n’est pas le fruit du hasard, il désigne le portrait peint égyptien (origine du portrait) qui fut d’abord funéraire puis identitaire – les questions mêmes soulevées dans ELEPHANT.
Tout doit disparaître
Gus Van Sant avoua s’être fortement inspirer des films de Bela Tarr pour ELEPHANT. A la question que Libération en 1987 avait posée au cinéaste : " Pourquoi filmez-vous ? " Bela Tarr répondit : " Parce que je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu'il s'est passé quelque chose. Or il ne se passe rien : on fuit une situation pour une autre. De nos jours, il n'y a que des situations, toutes les histoires sont dépassées, elles sont devenues lieux communs, elles sont dissoutes en elles-mêmes. Il ne reste que le temps. La seule chose qui soit réelle, c'est probablement le temps. "
Les plans séquences dans ELEPHANT mesurent le temps qu’il reste (les ralentis du film mettant en valeur ce temps éphémère), ils sont funéraires. Inévitablement, les longues images de ELEPHANT se terminent toujours de la même manière (dont la systématique renforce l’horreur secrète): par la sortie d’un des personnages par une porte. Et lorsque celui-ci, ou celle-ci, ne disparaît pas par une porte, il ou elle disparaît invariablement du champ de l’image ne laissant plus qu’un grand flou sinistre.
Ainsi (par exemple):
- au début sur le terrain de sport: Michelle entre et disparaît du cadre (elle ne fera que passer comme un fantôme) puis, Nathan (sportif) entre à son tour dans l’image, part du terrain, traverse la pelouse et disparaît derrière la porte du lycée au fond.
- on suit Michelle (qui est réprimandée en off de ne pas porter de short) puis elle disparaît elle aussi par une porte dérobée (à l’image d’un drame shakespearien au théâtre).
- on accompagne Elias (photographe) dans les couloirs du lycée jusque dans la chambre noire où la porte se referme devant nous jusqu’au noir complet (difficile d’être plus clair!).
- on entre dans les vestiaires des filles, Michelle se déshabille pudiquement (on entend des ricanements en off), puis elle disparaît du champ laissant un vide flou.
Cette disparition finale au sein de chaque image (chacune représentant en soi un mini-film et une autre cavité interne au film) est un des secrets du film. Chaque plan séquence est comme la longue mise à mort du personnage, annonçant son destin et sa disparition du temps et de ce monde. Tout le film est ainsi cette danse collective macabre où chacun(e) va à sa perte. La fin de l’image : c’est ici paradoxalement la fin des personnages… et non nécessairement la cause de leur mort !
ELEPHANT : Le regard tourné vers le ciel
Ouverture et final en Ciel
La mort est déjà au commencement de ELEPHANT. C’est un épouvantail qui ouvre ELEPHANT : un pilonne électrique et téléphonique perdu, seul, sur fond de ciel mouvant. Un pilonne, une croix ou épouvantail : en tout cas, il ne bouge pas et effraie autant qu’il fascine. Le ciel au fond remue, change de couleurs, s’assombrit et est parcouru de traces d’avions voyageurs et de voix de jeunes en off. Cette cadavérique mascotte de la communication et du progrès semble, elle, bien paumée, immobilisée, morte et comme brûlée. Un spectre shakespearien au commencement du récit, abandonné dans une vision céleste. La tragédie est en route ou : déjà là.
Ce fragment-mère est aussi la toute première contre-plongée du film. Il y en aura d’autres. Ce regard tourné vers le ciel reviendra en effet à différents moments du film: au centre du film : un ciel s’assombrit, un épais nuage noir s’épaissit comme l’avancée d’un cancer irrémédiable, d’une gangrène lente et menaçante. Cette image à dimension biblique précède le massacre. Il est le poumon ou le cœur malade du film en un sens. Il est l’image ineffable d’une violence trop longtemps contenue et frustrée qui finit par se libérer. Ce ciel est un espace de liberté travesti en menace étouffante.
Le générique de fin représentera aussi un ciel. Mais à l’inverse de la première image : le pilonne électrique a disparu, reste le ciel. Disparition aussi des voix de jeunes, il ne reste que quelques bruits et croassements de jungle. Des volées de grues se font entendre. Les animaux ont gagné, l’épouvantail a perdu. L’humanité semble avoir complètement disparu. Mais le ciel sera aussi convoqué par les regards de ces élèves.
Quatre regards vers le ciel
- au tout début : une jeune fille un peu gauche, Michelle, s’arrête de marcher pour regarder vers le ciel. Elle semble entendre l’air musical que nous entendons nous aussi dans la salle, " Clair de Lune " de Beethoven, et y trouve réconfort. Le temps ralenti.
- plus tard : John (le blondinet) se recueille un moment dans une pièce du lycée, regarde vers le haut en prière. L’ange blond semble en appeler à Dieu.
- un peu plus tard encore : Alex (le tueur) prend des notes dans la cantine et inspecte partout vers le plafond pour peut-être repérer des caméras de surveillance. Caméras que nous ne verrons jamais, laissées hors champ – mais dont certains spectateurs soupçonnent alors l’existence en mémoire des images de caméras de surveillance lors du massacre au lycée de Columbine.
- Enfin : le jeune photographe, Elias, lève les yeux et ausculte ses négatifs. Il découvre ses images à la lumière. Que révèleront-elles ? On le saura jamais.
Quatre regards vers le ciel, quatre visages différents, quatre sentiments distincts. Mais l’appel de l’au-delà est bien là. Déjà. Pesant. Présent. Ils rappellent aussi les regards tournés vers le ciel des personnages de Gus Van Sant tout le long de sa carrière : Mat Dillon à la fin de Drugstore Cowboy (1990) River Phoenix dans My Own Private Idaho (1991) ou encore Matt Damon dans Will Hunting (1997). Trois regards, trois attentes, trois hors champs, trois " ailleurs " à venir que la caméra ne peut pas filmer, ne veut pas filmer, mais tente de regarder et de traverser à travers les visages.
C’est au fond un rapport solaire, parfois lunaire, avec la nature (on se rappelle l’injustement décrié Even Cowgirls get the Blues (1993) et ses images de Lune). Gus Van Sant, même dans ses films urbains, y insère toujours le couple nature/culture et ramène ses protagonistes d’où ils viennent, les confrontant à leurs racines et leurs pulsions primitives, mais aussi à leur peurs et désirs. ELEPHANT est, après GERRY en 2002 (film tourné entièrement dans la nature), une continuation logique dans la carrière de Gus Van Sant : on n’échappe pas à son origine, la nature revient toujours au galop. Alors : comment vivre avec ?
ELEPHANT : qu’est-ce que la civilisation ?
Evocation de la guerre
Entre 1997 et 1999, 8 cas de massacre en lycée aux USA. Le jeune Alex de ELEPHANT aurait-il pu dire : " Je ne doutais plus que la civilisation comme on la nomme, ne fût une barbarie savante et je résolus de devenir un sauvage. " ? (10) La conversation entre un père et son fils se résume dans ELEPHANT à évoquer la guerre (conversation dans la voiture au tout début du film). Le film fait un état des lieux d’un pays, les USA, en guerre civile. La fumée sorti du lycée, la panique des élèves, la jungle sonore, c’est la guerre qui recommence. Les républicains et leur mascotte éléphantesque y sont-ils pour quelque chose ? Peut-être pas, mais Gus Van Sant ne filme pas ce monde sans y parler fort à travers multitudes de détails. Nous ne croyons pas à l’objectivité du film comme certains l’ont prétendu ; " Elephant s’impose à nous par son audacieux souci de montrer le plus objectivement possible le comportement de ces jeunes gens soudain frappés de folie meurtrière… " (11) La bombe à spirale qu’agite Elias, le jeune photographe, dans sa chambre noire, ne serait-elle pas en réalité un cœur qui bat ?
Quel triomphe ?
Encore moins de regard objectif lorsqu’on remarque le T-shirt rouge d’Alex où est marqué : " Triomphe " ! Exprime-t-il le film nazi " Le Triomphe de la volonté " de Leni Riefenstahl (1937) ? ou encore l’Arc de Triomphe Antique ou l’Arc de Triomphe de Paris en l’honneur de Bonaparte ? Il évoque la civilisation et sa violence. Il évoque le triomphe souillé de sang (le T-Shirt est rouge-sang). Et il évoque ironiquement la défaite d’Alex face à cette même civilisation, une civilisation trop quadrillée, blasée.
Ce triomphe n’est pas une victoire, tout comme la 5ème Symphonie n’est pas synonyme de victoire, mais conçue par Beethoven comme les coups du destin frappés à la porte. Eric (un des tueurs) tapera justement à la lucarne de la chambre d’Alex alors que celui-ci interprète Beethoven au piano. Le Minotaure est devenu chacun d’entre nous, à l’intérieur. La représentation a implosé, les codes aussi. ELEPHANT s’attarde sur ce qui passe trop vite, s’attarde là où l’attention devrait se porter et le film d’hurler sans qu’un son ne sorte vraiment : Qu’est-ce que la civilisation ? Où réside son triomphe ? Comment regarder et aimer à nouveau ? Réécouter Elise peut-être…
Alexandre Tylski a participé au CDRom pédagogique national consacré au film ELEPHANT de Gus Van Sant.[/quote]
"La citoyenneté réduite au droit du sang consiste à dire que la République est génétique et non pas spirituelle", Waddle, 2013.Mon blog