de Nuvo le 02 Juin 2005, 11:23
La victoire de l'euronihilisme
PAR ANDRÉ GLUCKSMANN
Ne nous racontons pas d'histoire. A ceux qui, comme moi, prônaient le oui, je
déconseille fortement de sous-estimer le non français : il manifeste un
mouvement de fond et d'ampleur continentale. En apparence, la majorité non est
protéiforme, contradictoire. Elle coagule des angoisses disparates, amalgame les
mécontentements et additionne sans gène les préjugés d'extrême droite et
d'ultragauche.
En vérité, ce pêle-mêle confus et accrocheur est un signe de vigueur. Le non n'a
cure de ses divisions, il s'unit contre. Il fait table rase. Antilibéral,
antiaméricain, anti-immigré du Sud et surtout de l'Est, vomissant la
bureaucratie cosmopolite de Bruxelles, il déclare la guerre à la concurrence
polonaise, aux prédateurs baltes, sans négliger de futurs envahisseurs turcs. Le
non monte la garde aux frontières de l'ancienne Communauté. Et c'est ainsi que
le référendum officiel sur la Constitution s'est en douce transformé en
référendum officieux - et rétrospectif - contre l'élargissement des Quinze aux
Vingt-Cinq. Les Français qui, d'habitude, s'abstenaient en masse aux élections
parlementaires européennes, s'affichaient euro-sceptiques. Les mêmes assénant
sans ménagement le non du 29 mai deviennent euro-nihilistes. L'heure n'est plus
à la fraternité.
Plus grave encore, les phobies qui cimentent le non sont entretenues par les
tenants officiels du oui. N'est-ce pas le président Chirac qui, lors de la
querelle irakienne, eût l'arrogance d'affirmer que les Européens de l'Est
n'avaient qu'un droit : «Celui de se taire» ? L'objectif obsessionnel de la
diplomatie française vise à créer une «Europe-puissance» pour faire pièce à
«l'hyper-puissance» américaine. Ce rêve n'est pas celui d'une Europe européenne,
c'est le rêve d'une Europe française. Paris-Berlin-Moscou, voilà l'épine
dorsale. Bruxelles ou Varsovie n'ont qu'à bien se tenir. Elles seront les
victimes expiatoires de l'échec référendaire.
Plutôt Poutine que Bush ! Comment reprocher à l'électeur français d'être plus
logique que M. de Villepin ? Nul n'ignore que l'Europe des Vingt-Cinq refuse en
majorité de jouer Moscou et Pékin contre Washington. Donc, au diable les
Vingt-Cinq ! Optant pour un chiraquisme sans Chirac, les ténors socialistes du
non - Fabius, Emmanuelli - redoublent cette géopolitique bâclée par des
arguments populistes. Ils agitent le spectre du dumping et des délocalisations.
Face au plombier polonais qui prend notre travail, à l'Estonie qui vole nos
usines, optons pour un Yalta bis et claquons la porte au nez des jeunes
démocraties de l'Est européen !
La liberté effraie. «Libéral» est devenu en France l'insulte suprême. La
Constitution ? Un carcan libéral selon les tenants du non, une barrière contre
le libéralisme selon les apôtres du oui. Sus à Spinoza, Kant, Adam Smith ou
Popper ! Le libéral, voilà l'ennemi. Nous payons des décennies de mensonges et
d'illusions. La France vit dans une économie de marché mondialisée et parle
socialiste et national. Normal que l'électeur suive la voie tracée par les
discours. Le président français déclarait récemment devant ses collègues médusés
: «Le libéralisme est une idéologie tout aussi nocive que le communisme et comme
le communisme, il ira dans le mur» ! La «France d'en haut», oui et non
confondus, appelle à la résistance contre l'ogre libéral. Le «peuple» prend son
courage à deux mains, décide de terrasser le monstre et sacrifie le oui des
élites sur l'autel de leur inconséquence.
On me réplique : 10% de chômeurs, 11% de pauvres, voilà qui explique
l'épanouissement des pulsions xénophobes et nihilistes, voilà qui justifie la
haine du parlementarisme ou l'appel à la délation des travailleurs polonais. Non
! Loin d'être économique et sociale, la crise est pour l'essentiel mentale. Les
tabous cèdent. Les freins qui bloquent la haine de l'autre, de l'étranger au
premier chef, ont lâché. C'est à gauche que le cran d'arrêt moral a sauté. J'ai
entendu pendant cette campagne des leaders socialistes stigmatiser des
travailleurs d'autres pays européens comme seule l'extrême droite savait le
faire. J'ai vu Jean-Pierre Chevènement hurler contre les «oligarques de
Bruxelles» en revendiquant l'origine poutinienne de son langage. J'ai assisté à
des apologies délirantes de la terre française qui sentaient bon le passé,
fût-il le plus scabreux de notre histoire.
Les pulsions extrêmes ont acquis un verni de respectabilité majoritaire par
l'intercession des leaders socialistes du non. En 1992, à l'époque de
Maastricht, l'électorat divisé de la droite parlementaire faillit recaler
l'Europe. Cette fois, c'est l'électorat de gauche qui fait tout basculer : les
chiffres le démontrent. En France, 40% d'électeurs sont anti-européens et
antidémocrates. Fabius apporte le reste. Le ton et le style de deux mois de
campagne strictement idéologique, dominée par les antinomies fétiches du XIXe
siècle, ont repris des phraséologies révolutionnaires le manichéisme suranné.
Est-elle «sociale» ou «libérale», cette Constitution ? Telle fut la question
pivot du débat. On se plut à opposer «la concurrence libre et non faussée» d'un
côté, et la «protection sociale», de l'autre. On a traduit : ou bien la jungle
du marché, ou bien l'étatisme protecteur. Du coup le mort saisit le vif,
cinquante années de construction européenne furent jetées aux oubliettes.
Bon an, mal an, depuis un demi-siècle, les démocrates-chrétiens, relayés par les
sociaux-démocrates, avaient programmé que l'efficacité économique et le souci
social, loin de s'exclure, pouvaient conjuguer liberté, prospérité et
solidarité. En des circonstances autrement misérables que celles d'aujourd'hui,
un tel pari sortit l'Europe occidentale de ses ruines et la propulsa seconde
puissance économique du monde, voire première en matière de bien-être. C'est
fini ! Ni en Allemagne ni en France, les partis de gauche n'assument plus les
défis d'une «économie sociale de marché».
Ressuscitant des anathèmes antédiluviens, le président du SPD, Franz
Müntefering, tonne à Berlin contre les «sauterelles» du Capital international
qui pillent le travail productif, il table sur la vitupération anti-américaine
et anticapitaliste pour éviter un désastre électoral annoncé. Le retournement de
Schröder, ex-«ami des patrons», est à l'image du virage à 180° de Fabius,
l'opportuniste et fort peu bolchevique premier ministre libéral de jadis.
Le succès du non français et la dérive démagogique des socialistes continentaux
procèdent d'un commun déclin moral et mental. S'il existait une quelconque
relève, pareille faillite de l'intelligence et de la générosité n'aurait que des
conséquences locales - chute des Rouges-Verts en Allemagne - et amusantes -
ridicule du narcissisme franco-français. Malheureusement, aucune force
politique, à Berlin ou Paris, n'a reconnu que le plus grand événement de ces
derniers mois fut la «révolution orange», soit - excusez du peu - l'émancipation
de 50 millions d'Européens soulevés contre le despotisme post-communiste.
L'identité européenne, c'est ce souffle de liberté plus vivace que jamais entre
Kiev et Tbilissi. La France, terre des droits de l'homme, désormais frileuse et
apeurée, se recroqueville, tandis que des peuples fiers s'emparent des mots dont
elle a perdu l'usage bien qu'ils surplombent ses bureaux de vote : Liberté,
Egalité, Fraternité.