de Nuvo le 25 Mai 2005, 12:47
Delors, suite et fin
[25 mai 2005]
A quelque chose, malheur est bon : les déboires considérables de la coalition de gauche en Allemagne et l'annonce par le chancelier Schröder d'élections anticipées, qui devraient se tenir dès l'automne 2005, nous rendent palpable le caractère global de la crise de confiance européenne. Si l'on y ajoute des sondages tout aussi favorables au non dans les très sages Pays-Bas et l'épuisement quasi physique de la coalition de Silvio Berlusconi, on ne trouvera guère, et pour cause, que la Belgique épargnée par la tempête qui balaie, du Nord au Sud, les Etats fondateurs de la Communauté européenne.
Mais il y a peu de consolation à considérer le caractère global de la crise de confiance qui saisit à présent la Vieille Europe. Car ni l'Espagne, ni la Suède, ni la Pologne, ni même la Grande-Bretagne, n'éprouvent au même degré le sentiment d'épuisement que partagent Paris, Rome et Berlin. Comme la crise française semble particulièrement profonde, quand bien même on peut toujours espérer un ultime succès du oui sur la corde à la fin de cette semaine, il n'en demeure pas moins qu'une page de notre histoire, et de celle de l'Europe, est en train de se tourner.
Nous proposons d'appeler ce moment poignant, la fin de la période Delors de l'histoire de la France. Il arrive en effet que les historiens négligent les prétendus grands seconds rôles qui sont en réalité les premiers. Jacques Delors apparaîtra, avec le temps, comme l'équivalent d'un Colbert au Grand Siècle ou peut-être d'un Jules Ferry, rarement président du Conseil, mais toujours inspirateur décisif du gouvernement républicain. Si l'on considère le temps long qui s'écoule de 1968 à 2005, on s'apercevra aisément que l'intervention de Jacques Delors aura été stratégiquement décisive à trois reprises, et que c'est aujourd'hui l'essence de sa politique qui menace de céder.
Au lendemain de 1968 en effet, un Georges Pompidou, qui a terrassé le général de Gaulle, a aussi besoin d'une alliance solide avec l'aile droite du mendésisme, incarnée dans son ralliement à moitié incrédule à la Ve République par Jacques Chaban-Delmas. Aussi reconnaît-il la nécessité d'une refondation et d'un achèvement de l'Etat providence français. Ce programme, intitulé «nouvelle société», aura pour auteur Jacques Delors. En trois ans de labeur, et malgré l'opposition croissante des conseillers les plus conservateurs de l'Elysée, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, un édifice extrêmement solide de pratiques contractuelles et de dialogue permanent avec les syndicats, y compris la CGT, est édifié. L'histoire dira sans doute que la défaite de Jacques Chaban-Delmas en 1974, dont les partisans initiaux avaient été Jacques Delors, Pierre Desgraupes ou Joseph Fontanet, aura sans doute révolutionné le paysage politique du pays et l'existence même du Parti socialiste d'Epinay. Même ainsi, le socle qui vient d'être édifié éteint pour trente ans les luttes de classes exacerbées et les remugles populistes qui menacent toujours en ce beau pays de France. Première victoire historique de Delors.
La seconde est bien mieux connue : dès le 10 mai 1981, et en totale loyauté avec un chef de l'Etat, François Mitterrand, qui ne comprend rien à la rigueur de ses conceptions économiques, Jacques Delors combat contre le laxisme financier et l'analphabétisme économique de la gauche. Il parvient à son but avec le tournant de 1983, que Lionel Jospin, à cette époque encore militant de l'OCI et secrétaire du Parti socialiste, avait imprudemment qualifié de «parenthèse». De parenthèse, il n'y en aura pas – mais au contraire, un formidable élan de désinflation compétitive.
Tout le monde, enfin, connaît le rôle joué par Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, ou plutôt personne ne s'en rend plus compte. Quand Jacques Delors arrive à Bruxelles en plein apogée du thatchérisme, avec le double adoubement de Mitterrand et de Kohl, la communauté est dirigée par une série de présidents décents mais sans autorité aucune. Chaque jour davantage sous l'influence de Londres et de ses relais continentaux, celle-ci devient un simple rouage technique, ce qui a toujours fait l'affaire des courants sourdement antieuropéens de la politique française. C'est donc un effort véritablement prométhéen qui va permettre à l'Europe d'exister comme entité forte dans le concert Atlantique : les accords monétaires du Plazza qui ouvrent la voie à la monnaie unique ; le ciment bien nécessaire entre une Allemagne bouleversée par sa réunification et les mesquineries antihistoriques de ses partenaires les plus proches ; la création de la première zone de convergence économique de la Terre qui, pour l'avoir aperçue et décrite le premier, vaudra un prix Nobel à l'économiste canadien Robert Mundell, l'année de son apogée, instauration de l'euro en 1997.
A ce moment-là, Jacques Delors aura renoncé volontairement, pour des raisons d'éthique personnelles et d'attachement familial, à exercer une magistrature suprême française, dont, au fond, il n'avait que faire, son oeuvre achevée. Tiré de sa retraite par l'urgence de la situation, Jacques Delors, dont l'intégrité, décidément, n'appartient pas à la classe politique d'aujourd'hui, est actuellement vilipendé pour avoir évoqué la possibilité d'une alternative en cas de victoire du non. Celle-ci existe bel et bien sur le simple plan institutionnel.
Mais la victoire du non sonnerait la fin d'une période d'exceptionnelle prospérité et réconciliation des Français, que même la victoire du oui, que je souhaite ardemment par ailleurs, ne pourra pas prolonger. Nous avons la preuve par neuf de l'importance de ce moment : des deux grandes batailles que Jacques Delors aura menées avec succès, il reste encore des adversaires non réconciliés. Marie-France Garaud exprime toujours, avec le talent qui est le sien, les dogmes embarrassés du nationalisme pompidolien dernière manière qui aboutit à la révocation de Chaban-Delmas et à la mise en place de Pierre Messmer, lequel finit sa carrière publique par un appel au non. Le second adversaire aura été constamment Laurent Fabius qui, avec le regretté Pierre Bérégovoy, s'ingéniait, dans les années 1981-1983, à faire obstacle à la politique économique du ministre des Finances au nom d'un volontarisme autarcique et implicitement antieuropéen, qui fut fort heureusement contraint au dépôt de bilan (mais pas celui de ses auteurs) au printemps 1983.
Jacques Delors, qui n'a jamais manqué d'humour, appellait ses adversaires d'alors «les visiteurs du soir». Les voilà tous qui se pressent maintenant pour enterrer dans la liesse la CFDT et Bernard Thibault, la social-démocratie française et le dialogue social inlassable de Jacques Chirac, avec la joie mauvaise de qui confond nihilisme et espérance. Réjouissez-vous, pauvres fous, notre Etat providence européen est à terre ! La fin du moment Delors, ce n'est que le visage abject de la défaite, provisoire, du compromis républicain qui a fait la grandeur de notre pays. Il reste encore quelques jours, non pas pour éviter le choc inéluctable, mais à tout le moins pour en atténuer la brutalité par une victoire du oui sur le fil.