de Nuvo le 09 Mai 2005, 10:10
Un autre grand homme pour le Oui !
«QUELLE EUROPE VOULONS-NOUS ?»
PAR SAMUEL PISAR *
[09 mai 2005]
Européen de naissance, Américain d'adoption, Français par amour – et dans une autre incarnation ressortissant polonais, captif en Russie et esclave en Allemagne – mon destin brisé a fait de moi un citoyen du monde. Je n'ai pas le droit de voter dans la consultation constitutionnelle du continent fratricide et suicidaire qui m'a marqué dans la chair et dans l'âme. Mais son avenir me concerne et me préoccupe, on ne peut plus intimement.
Déjà en 1992, lors du référendum sur le traité de Maastricht, je me suis laissé emporter dans les pages de ce journal : «Terre bénie de lumière et de culture, terre maudite de fournaises et de ténèbres, l'Europe va-t-elle s'infliger à nouveau les plus brutales déceptions ?» Aujourd'hui, les enjeux sont gigantesques et la problématique infiniment plus complexe.
Les élites dirigeantes, qui ont manqué au long des années à leur devoir de pédagogie publique sur l'évolution sinueuse de l'Union et de son élargissement, déballent maintenant, in extremis, leurs meilleurs arguments pour le oui et pour le non. Il n'y manque rien, si ce n'est la vérité crue qui a surgi des décombres de la Seconde Guerre mondiale, de la réconciliation entre ennemis héréditaires et de la solidarité atlantique face aux nouvelles menaces idéologiques et militaires.
Cette vérité fondatrice, qu'il est juste de rappeler aux jeunes générations épargnées par les pires tourments du vingtième siècle, ne vient pas seulement de mon long engagement dans la reconstruction de ponts économiques, culturels et humains entre l'Europe de l'Ouest et de l'Est, mais de ce que j'ai vécu dans ces plus grands enfers, lorsqu'elle s'est effondrée une fois encore et, semblait-il, sans espoir de rédemption.
La macabre valse-hésitation entre europhobes d'extrême droite et eurosceptiques d'extrême gauche à la veille d'un vote fatidique, constitue un avertissement : si nous ne savons pas encore avec précision quelle Europe nous voulons, nous ne pouvons et nous ne devons pas oublier celle dont nous ne voulons plus jamais. Ses amers anniversaires et souvenirs nous hantent sans relâche : la capitulation du IIIe Reich avec la découverte des camps de la mort, le début de la guerre froide avec son rideau de fer et ses missiles braqués sur nos capitales, les massacres religieux, raciaux et politiques et les génocides qui les ont précédés et leur ont succédé.
Combien de bains de sang nous faudra-t-il encore endurer avant que ne cesse cette fatalité ? C'est comme si chaque génération, incapable de tirer les leçons du passé, était condamnée à revivre les mêmes catastrophes, dans un perpétuel recommencement de l'oubli.
A la racine de la catastrophe qui m'a frappé avec les miens, il y avait la haine, la violence et la peur. Les gens avaient peur pour leur emploi, pour leur retraite, pour leur sécurité, pour leur famille. Tout le monde avait peur. Et quand la peur a noyé la raison, la folie a recruté un «sauveur», avec uniforme et moustache. Personne en Europe n'a rien vu, n'a rien compris, n'a rien fait devant le désastreux raz de marée qui a englouti des millions d'innocents et plongé l'univers tout entier dans le chaos.
Après les naufrages du fascisme et du communisme, c'est maintenant l'heure des intégrismes, accompagnés, même en Europe, du fanatisme, du terrorisme et de la peur. Un long répit de paix, de tolérance et de progrès semble céder la place à un monde de nouveau enflammé politiquement et économiquement. Nous nous méfions de nos voisins et de nos immigrés, de nos adversaires et de nos alliés. Nous redoutons la concurrence sauvage des ensembles émergents et les défis issus d'autres continents. Nous craignons l'Europe, et nous craignons pour l'Europe.
Dans ce climat d'anxiété ambiante, mettre toutes les inquiétudes et frustrations des Français, internes et externes sur le dos d'un traité constitutionnel dont l'Union a besoin pour gérer son expansion et affronter une économie globalisée relève de l'irrationnel. La nouvelle Europe, qui a apporté tant d'avancées, d'avantages et d'acquis à ses Etats-membres, ne fait pas partie des problèmes, mais bien des solutions. La France a besoin de cette Europe, comme l'Europe et le monde ont besoin d'une France moderne, ouverte et bien dans sa peau.
Je ne sous-estime pas les soucis d'ordre économique et social qui travaillent l'opinion, ni la colère politique qui grogne dans cette immense et confuse campagne. Mais en tant qu'Européen de la première heure, qui a mille raisons de méditer sur les causes qui ont porté au pouvoir le fascisme et le bolchevisme, rien ne me paraît plus important que de mettre en garde mes contemporains contre le danger du retour, par des causes semblables – les mêmes aveuglements, les mêmes abdications, les mêmes affrontements idéologiques –, des cauchemars du passé.
La France, jusqu'ici moteur puissant d'un continent fragile et convalescent, risque, si elle devait s'abandonner à un unilatéralisme antieuropéen, de contaminer le processus référendaire partout ailleurs, de dérouter ses principaux partenaires, et même de donner le coup de grâce à son plus grand, son plus noble projet d'avenir.
Faute d'une adhésion essentielle et salvatrice à l'Union, fermement affirmée par leur volonté populaire, les Français pourraient bien voir la stabilité, la prospérité et la démocratie en Europe sombrer tout comme autrefois. Le retour à la méfiance entre peuples et nations, entre amis traditionnels et ennemis ancestraux enfin réconciliés, provoquerait à nouveau la fragmentation, le protectionnisme, la stagnation, et finalement, avec la peur, la montée diabolique des extrémismes qui, j'en suis témoin, leur font toujours escorte.
Nous voici donc à la croisée des chemins. Ou bien la France brise la dynamique européenne de confiance et de progrès pour se retrouver, avec d'autres pays orphelins de l'Union, dans l'ombre d'une Allemagne réunifiée, d'une Russie encore puissante et imprévisible, et d'une Grande-Bretagne qui lorgne vers le large ; ou bien l'aventure ambitieuse qu'elle a initiée et guidée depuis un demi-siècle se poursuivra avec ses partenaires européens et ses alliés transatlantiques vers un nouveau dialogue de civilisations et l'éclosion dans la paix, de chantiers communs qu'un monde déboussolé appelle de ses voeux.
* Avocat international, survivant d'Auschwitz, auteur du Sang de l'espoir (Robert Laffont) et La Ressource humaine (Jean-Claude Lattès).