de Nuvo le 02 Mai 2005, 15:53
Sur Tony Blair, un édito de Le Boucher.
Tony Blair va devoir modérer sa dérive... socialiste
Peu de Français suivent la campagne pour les élections législatives en Grande-Bretagne. Sans doute parce que l'issue paraît jouée d'avance. Fort de ses succès en matière économique, le premier ministre n'avait à redouter les attaques de son opposant tory, Michael Howard, que sur un seul front, celui de son engagement en Irak au côté de George Bush.
L'empressement de M. Blair à soutenir le président américain lui a valu d'être caricaturé comme son "caniche" . Les conservateurs ont placardé le toutou partout et mené campagne pendant des semaines contre "les mensonges" du premier ministre. Mais M. Howard vient d'avouer cette semaine qu'au pouvoir il aurait fait exactement comme M. Blair... Fin de partie, la polémique va s'étouffer, Tony Blair a toutes les chances d'être réélu dans un fauteuil.
FERMEZ LES YEUX !
Mais, si les Français ne portent pas leur regard outre-Manche, c'est aussi que Tony Blair dérange. A droite, son succès met en relief les échecs du gouvernement de Jacques Chirac. A gauche, la croissance, la baisse du chômage, la forte hausse du smic sont volontairement cachées pour ne pas voir que la "troisième voie" , ça marche.
Le voir obligerait à admettre que, face à la mondialisation, la stratégie blairiste de l'"adaptation" , combattue radicalement en France au profit de la stratégie de la "résistance" , est la bonne. Pour la gauche, sous l'emprise intellectuelle de la gauche de la gauche, Blair ne peut pas réussir. Impossible. Interdit. Fermez les yeux !
Dommage, parce ce que ce qui se passe outre-Manche serait bien instructif pour la droite comme pour la gauche française. Les critiques adressées en Grande-Bretagne au gouvernement travailliste, qui occupe le 10 Downing Street depuis 1997, sont, en effet, en sens inverse de ce qu'on imagine ici. Tony Blair est accusé d'être trop à gauche. Trop favorable au secteur public. Trop dépensier. Trop taxeur ! L'opinion lui demande de modérer ses dépenses, et il devra, très vraisemblablement, s'y plier en partie.
On imagine la réponse des porteurs d'oeillères : "Blair, pourtant si à droite, encore trop à gauche !" ; "Le capitalisme va le forcer à rabattre ses moindres petites velléités" ; "Mieux vaut ne pas mettre le doigt dans cet engrenage-là" ; "Au nom du social : résistons, refusons toutes les réformes !" .
La Grande-Bretagne de Tony Blair ne jouit d'aucune faveur divine. Elle n'a pas plus de facilités que la France face à la mondialisation. Hormis son pétrole, qui s'épuise, elle en aurait naturellement plutôt moins. La solution n'est en aucune manière facile, ni pour elle ni pour nous. Néanmoins, la stratégie blairiste offre une solution qui fait la démonstration qu'elle "marche" , tandis que la France s'enfonce dans la déprime, collée à son taux de chômage de 10 % depuis 1983 !
PROBUSINESS
Cette stratégie du New Labour a deux temps : tout faire pour la croissance ; le social viendra ensuite. Contrairement à ce qu'on entend en France, elle ne conduit pas à un social "peau de chagrin" . Etre probusiness ne force pas Blair à être antisocial. C'est le contraire qui est vrai, être probusiness est la condition du social. Et, à l'examen, la résultante sociale de la stratégie blairiste est importante et bien supérieure à celle issue de la stratégie française de prétendue "résistance" .
Qu'on ne se méprenne pas : l'Etat social est bien plus développé en France qu'en Grande-Bretagne depuis toujours, et plus encore depuis le passage ravageur de Margaret Thatcher. Mais il ne s'agit pas ici de stock, mais de flux, d'évolution. Et, partant de plus bas, la situation sociale britannique s'améliore, tandis que la nôtre se dégrade.
La démonstration est désormais chiffrée. Le niveau de vie moyen des Britanniques, qui était de 15 % inférieur au nôtre il y a vingt-cinq ans, le dépasse aujourd'hui de 5 %. La croissance est supérieure à celle de la France (2,5 % contre 1,9 % en 2005), mais elle est surtout plus résistante, plus autonome, face aux aléas en provenance des Etats-Unis (l'économie est cruelle pour la diplomatie du cocorico). La Grande-Bretagne connaît sa plus longue période de prospérité depuis... 1701, date de la création des royales statistiques.
Le taux de chômage (4,6 %) est tombé à la moitié de celui de la France tandis que le taux d'emploi (la proportion de ceux qui ont un travail entre 15 et 64 ans) est de 76 %, contre seulement 63 % en France. Le smic, créé en 1999 par l'homme de droite Tony Blair, a crû de 40 %.
SECTEUR PUBLIC
Les salaires montent plus vite que dans la zone euro, parce que, comme le note Patrick Artus d'Ixis, les gains de productivité sont accélérés et distribués, tandis qu'en France ils sont freinés, sans doute par la généralisation de l'esprit de "résistance" .
A côté du niveau de vie, du chômage et des salaires, il est un autre critère de mesure du "social" , selon la gauche française : les dépenses publiques. Pour financer un effort dans les services publics (hôpitaux, écoles, transports et justice), que l'OCDE juge "sans précédent dans les pays développés" , le gouvernement de Tony Blair a dû lever des impôts et creuser le déficit budgétaire (Le Monde du 11 avril).
POLITIQUE KEYNÉSIENNE
Comme le ministre des finances Gordon Brown avait su faire des économies pendant la période de vaches grasses (1998 à 2001), il a pu accroître ses dépenses pour soutenir l'activité depuis 2002. Une politique keynésienne que les Français qualifient toujours "de gauche" , sauf quand elle est appliquée par Tony Blair, bien entendu.
Le taux de prélèvements obligatoires, une mesure du degré de "socialisme" d'un pays, a crû de 2 points sous le gouvernement Blair, passant de 39,2 % en 1997 à 41,2 % en 2004 (il a baissé de 51,8 % à 50,7 % en France dans le même temps, selon l'OCDE). Et c'est cette évolution que redoute une large partie de l'opinion.
Le gouvernement travailliste réélu devra réduire le déficit, donc ses dépenses. Mais, pour qui a les yeux libres, MM. Brown et Blair n'ont plus à faire leurs preuves en matière sociale.
Eric Le Boucher
Article paru dans l'édition du 02.05.05