Shunt a écrit:L'économie n'a pas à être morale ou non. L'économie, c'est l'interaction de millions d'êtres humains dont le travail vise à vendre le plus grand nombre de produits et de services. La morale, c'est le travail du politique qui doit réguler l'ensemble et poser des garde-fous (ce qui est le maximum que le politique puisse accomplir dans une économie non dirigiste), car l'économie a besoin de règles pour fonctionner.
Alors nous sommes d'accord puisque tu reconnais avec moi la primauté de la politique. L'économie ce n'est rien par elle-meme.
Shunt a écrit:Placer l'économie sur le terrain de la morale, c'est justement ce que font les idéologues libéraux pour déréguler les marchés. Pour eux, une politique protectionniste est immorale car elle empêche les pays émergeants d'écouler leurs produits et donc d'accéder au niveau de richesse des pays développés. De même, on peut juger une politique de dévaluation compétitive "immorale", car il s'agit ni plus ni moins d'un dumping monétaire qui vise à niquer tes partenaires commerciaux. Laisser filer le déficit est également "immoral" à l'égard de tes créanciers.
Cela ne change rien. L'évaluation d'une politique (économique ou non) se fait aussi avec une morale: pourquoi parle-t-on de justice, d'égalité ou de progrès social? Le fondement de l'économie repose sur la morale. Tu as raison par contre de souligner que le libéralisme est aussi une posture morale. Simplement c'en est une autre qui est tout aussi critiquable que ses effets et modèles économiques.
Shunt a écrit:Vouloir affronter le libéralisme économique sur le terrain de la morale est un combat perdu d'avance. C'est sur la démonstration de son inefficacité économique qu'il doit être combattu.
L'un n'empêche ni n'affaiblit l'autre. Quant à montrer l'inefficacité du libéralisme, rien du simple. Elle est montrée depuis longtemps. En voici une démonstration en quelques points.
Le dilemme du prisonnier de John Nash (mathématicien, prix Nobel 94)
John Nash a démontré un résultat qui ruine le concept central du libéralisme: la concurrence. Deux prisonniers sont enfermés dans une tour. L'un des deux a commis un crime horrible, mais on ne sait pas lequel. Ils sont totalement coupés l'un de l'autre, sans aucune possibilité de communication. Le directeur de la prison va les voir l'un après l'autre et fait à chacun la proposition suivante "Tu avoues le crime, et l'autre, que je vais aller voir après, n'avoue pas. Dans ce cas, tu prendras la perpétuité incompressible, et l'autre sera libre. Ou bien tu n'avoues pas, tu jures être innocent, et l'autre que je vais aller voir après toi, n'avoue pas non plus. Dans ce cas, vous prenez tous les deux vingt ans incompressibles. Ou alors tu avoues, mais l'autre aussi avoue! De sorte que, moi, directeur de la prison, je ne sais toujours pas qui est le coupable. Mais, dans ce cas, bien entendu, comme le coupable a avoué, je suis obligé d'être plus clément, et vous écopez chacun de dix ans fermes. Alors?
Résumons:
1. Tu avoues, l'autre pas, tu es en prison à vie, l'autre s'en va.
2. Tu n'avoues pas, l'autre non plus, vingt ans chacun.
3. Vous avouez tous les deux, dix ans chacun.
Dilemme.
Avouer, ne pas avouer? Si j'avoue et que l'autre n'avoue pas, je suis en prison à vie. Si je n'avoue pas et que l'autre en fait autant, je prends vingt ans: mais s'il avoue je sors! Et si nous avons tous les deux, nous ne prenons que dix ans...
Solution?
Ne pas avouer. Car dans tou les cas, la solution 0 ou 20 ans est meilleure que la solution 10 ans ou prison à vie. J'ai choisi de jouer perso, chacun pour soi. Voilà ce qu'est la concurrence. Comme l'autre va faire comme moi, nous prendrons tous les deux 20 ans. Si au lieu de jouer seul, j'avais cru en la collectivité et si j'avais été sûr que l'autre en ferait de meme, nous aurions pris chacun 10 ans. C'était la solution de "coopération". Encore aurait-il fallu avoir une immense confiance en l'autre: penser que notre bonheur venait non pas de l'égoïsme de l'autre, mais de sa bienveillance!
Voilà le dilemme du prisonnier qu'expose Nash dans son livre "Non cooperative games". Le dilemme ne remet pas en cause une des hypothèses clés de la concurrence parfaite, qui est l'indépendance des décisions. La solitude absolue des individus, leur autonomie totale, le fait que leur décision soit prise de leur faitt, demeure. Mais le fait est que la décision de l'un dépend de ce qu'il pense que va faire l'autre. Dans une bataille (et l'économie serait une bataille nous fait-on croire), on cherche à deviner ce que va faire l'adversaire: j'anticipe les actions des autres.
Exemple de la crise de surproduction: j'anticipe que mes voisins vont produire beaucoup plus de vodka pour l'écouler sur le marché. Je décide alors d'anticiper et de produire plus de vodka qu'eux. Et en avant les machines! Mais mon voisin anticipe que je vais surproduire et décide lui aussi d'augmenter la taille de sa production. Résultat: nous innondons tout le marché de notre vodka, le prix de la vodka s'effondre, et nous sommes tous ruinés.
Exemple du commerce mondial: Je me dis en tant qu'européenne que les USA vont inonder le marché mondial de produits agro-alimentaires subventionnés. Que fais-je? J'augmente les subventions dont bénéficient mes agriculteurs. Les USA anticipent mon anticipation et surenchérissent. Résultat: surproduction, disparition des agricultres locales, migration des campagnes vers la ville, apparition des bidonvilles. Toute la théorie de la main invisible est ruinée. La concurrence donne la mauvaise solution, alors que la coopération au contraire, donne la bonne solution. Le dilemme du prisonnier est catastrophique pour la pensée libérale, pour la notion de marché autorégulateur. Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit pas que d'un simple petit modèle, mais bien de la matrice fondamentale de l'économie politique.
Le jeu de cartes
Pour rendre ce modèle plus concret, ont été organisés des jeux entre individus "perso" et "collectif". Les premiers sont des élèves d'école de commerce, formatés à la concurrence et au chacun pour soi, rationnels et égoïstes, maximisant chacun sa propre utilité; les autres une équipe de basket, plutôt solidaire. Les premiers n'ont pas confiance les uns dans les autres, contrairement aux seconds. On leur fait jouer de l'argent. Ils sont huit dans chaque équipe. On distribue à chacun 4 cartes d'un jeu de 32. À chaque tour, ils gardent deux cartes et en jettent deux dans le pot. Ils gagnent: 4 euros par carte rouge conservée (chaque carte rouge a la même valeur, roi de carreau ou sept de coeur, peu importe), plus 1 euro par carte dans le pot. Soit je mets mes rouges dans le pot (je joue collectif), soit je les garde. Exemple: si j'ai deux rouges et que je les garde, j'ai gagné 8 euros. Si je les ai mises dans le pot, et que tout le monde a fait pareil, nous avons gagné chacun 8X2=16 euros. Dilemme...Faut il jouer perso ou collectif?
Le résultat est frappant. L'école de commerce joue perso. Les basketteurs jouent collectif. Et bien entendu...Les basketteurs gagnent. Mais voilà. Les tours passent, et passent. Certains basketteurs commencent à jouer perso en se disant: je joue pour moi, mais comme les autres seront assez bêtes pour jouer collectif, j'empocherai les cartes que je garde en mai, plus celles que les autres mettent au pot. Exemple, toujours sur une distribution de deux rouges, deux noires: je garde mes deux cartes rouges (8 euros) et les autres mettent leurs cartes dans le pot (14 euros). Total pour moi: 22 euros. Encore mieux que dans le cas où tout le monde joue collectif.
Les autres alors s'en rendent compte. Que font-ils au tour suivant? Ils trahissent aussi. Et petit à petit, on se retrouve dans la situation de concurrence. Tout se passe comme si l'idée concurrentielle, selfishness, polluait petit à petit le jeu, jusqu'à ce qu'on se trouve dans la même situation que celle des gestionnaires. C'est une idée clé de l'économie contemporaine: l'anticipation rationnelle, qui débouche sur un mauvais équilibre. J'anticipe que les autres vont être égoïstes. Et les autres pensent de même. On joue donc tous égoïstes, on perd tous.
La deuxième idée qui permet d'expliquer comment fonctionne l'économie est l'auto-réalisation. Si je commence à dire: chacun pour soi, c'est bon! C'est bien!, que va-t-il se passer dans la tête des basketteurs? Ils vont me croire et se dire: oui, la concurrence a du bon. Et voilà que cette concurrence qui n'existait pas chez eux se réalise. Ma prophétie s'est bien auto-réalisée: je prévois la concurrence, je chante ses vertus, je mets quelques secteurs en concurrence et la concurrence arrive.
L'économie ne fonctionne quasiment aujourd'hui que de ces prophéties: "il faut un franc fort, le franc doit devenir fort" (prophétie auto-réalisée). "Il faut de la flexibilité du travail", "vive la Bourse", et tout le monde va en bourse. Toutes les décisions économiques sont des décisions "stratégiques", prises dans un univers où ce que fait autrui a une incidence sur ce que je fais. Une chaîne de télévision fait "Loft Story"? Toute se lancent aussitot dans la télé-réalité et le niveau global des émissions baisse. La concurrence conduit toujours à la mauvaise solution. La concurrence est inefficace.
À l'attention de nos libéraux de gauche: le théorème ou "paradoxe de Lipsey-Lancaster".
Nash a montré que nous étions dans l'inefficacité. Peut-on aller vers l'efficacité, peu à peu? C'est toute la politique de Bruxelles qui est en cause là (ainsi que celle du pompier pyromane le FMI). Une autre façon de poser la question serait: faut-il décentraliser au nom de l'efficacité? Bien sûr que non.
Imaginons disent Lipsey et Lancaster qu'un marché parfait existe et qu'on veuille aller vers lui. On peut souhaiter petit à petit, libéraliser les marchés, celui du travail, des capitaux, puis privatiser, flexibiliser, supprimer les monopoles, mettre des péages là où il n'y en avait pas, bref on peut souhaiter faire ce que fait l'Europe mais il y a toujours des ilots de non-concurrence, par exemple des monopoles publics. Je ne suis donc pas tout à fait en concurrence, par conséquent mon économie n'est pas tout à fait efficace. Que faire? En tant que commissaire européen à la concurrence (sic!), je constate que le monople des postes, des transports aériens, de l'alcool, du tabac, l'exclusivité du service public de l'éducation, représentent autant d'entraves à la concurrence. Alors, démantelons. Que se passe-t-il?
La logique voudrait que plus on s'approche de la concurrence, plus le système devienne efficace. Si dans un pays, il y a trois marchés, dont deux contrôlés par un monopole et le troisième concurrentiel, l'évidence, le bon sens, tout ce qui dégouline du cerveau malade des économistes, veulent que ce que pays soit plus "efficace" que celui où sont présents trois marchés et trois monopoles. Et que le pays qui n'a plus qu'un monopole soit encore plus efficace. Eh bien non...
Le théorème de Lispey-Lancaster démontre que c'est faux: si l'on touche à un aspect anticoncurrentionel d'une économie, quelque part, alors on se retrouve automatiquement dans une situation pire que celle du départ. Autrement dit, on ne peut aller pas à pas vers la concurrence, ou ce n'est pas la peine d'avoir une politique des "petits pas" à l'européenne. C'est un résultat destructeur. Privatiser, par exemple, n'a aucune justification économique. Politique sans doute, mais pas économique. Ce théorème démontre le primat absolu du politique sur l'économique.
Si, par exemple, il y a deux monopoles et que j'en suppriime un, en attendant de supprimer l'autre, suis-je pour autant dans une meilleure situation qu'auparavant? "Oui!" disent tous les gens du café du commerce de l'économie, tous les libéraux, tous les technocrates de Bruxelles. Si vous supprimez un monopole et laissez l'autre, la situation sera sans doute pire et vous ne serez pas rapprochés de la solution concurrentielle. Pire, vous en serez éloignés. Tel est le paradoxe de Lipsey-Lancaster: ou tout est concurrence, tout, absolument tout, pas d'impôts, de taxes, de droits de douane, de monopoles, d'effets de mode, de synergies, de rendements croissants, de pollution, d'entente, de collusion, de mométisme, tout est partout en concurrence, de l'école du village à la production pétrolière mondiale, ou...rien. Il est donc vain de cheminer petit à petit vers la concurrence, on n'y va pas peu à peu.
Le paradoxe de Lipsey-Lancaster est donc très important philosophiquement et politiquement. La "libéralisation progressive" est une utopie, une pure volonté idéologique, un rêve du bureaucrate ou de fanatique, le calcul du renard libre dans le poulailler libre, et n'a par la même aucun intérêt pour l'efficacité économique. Mais alors, la politique de Bruxelles? Elle est stupide car supprimer un à un les monopoles publics conduit à des situations globalement pires. Vous avez "rationalisé" la Poste? Plus de bureaux dans les petits villages, parce que trop couteux? Bienvenue à l'émigration vers les villes, à la violence, à la perte d'efficacité. Vous avez supprimé les petits trains de banlieue, déficitaires pour ne conservers que les grandes lignes rentables, concurrence avec le transport aérien oblige? Bienvenue à la ruine des économies locales, à l'émigration, à l'entassement, à l'utilisation excessive de la voiture, à la pollution et ainsi de suite. Le théorème de Lispey-Lancaster ne dit pas autre chose que: "tout se tient, et si vous coupez un fil social, tout risque d'être pire, voire de tomber". La privatisaiton de la Russie après la chute du mur en est un bel exemple: on est allé petit à petit vers la concurrence, et on a tout détruit.
Dernier théorème enfin: le théorème (ou paradoxe) de Grossman-Stiglitz.
En substance, un mécanisme de marché ne peut jamais améliorer le fonctionnement du marché. Spontanément, le marché ne crée jamais plus de marché. Il existe une autre manière de le dire, plus politique; le marché n'est jamais spontané, il est toujours une construction extra-économique. Ce qui laisse entendre comme en avait eu l'intuition Marx que le marché crée de l'anti-concurrence.
Pourquoi alors me dira-t-on, avons nous un "équilibre", une "harmonie sociale"? Pourquoi? Parce que subsistent d'autres liens, non économiques, évidemment, car les liens économiques livrés à eux-memes sont purement destructeurs. On trouve ainsi du lien social, de l'affection, de l'amitié, du lien féodal, de la soumission, de l'altruisme, de la solidarité, de la confiance, du don, de la gratuité, de la coutume, de la loi...Mais surtout il y a énormément de gratuité pure dans les acitons humaines.
En conclusion, l'Europe telle qu'elle se construit est un échec. Elle se fonde sur des théories libérales fausses (et démontrées fausses), notamment sur un principe, celui d'un marché à la concurrence libre et non faussée qui comme on le voit est inefficace et dangereux. Elle produit une organisation non-démocratique qui renforce encore la collusion entre les hommes politiques et leur permet d'échapper à la sanction du vote, à confier les clés de son Union à des "spécialistes" de la monnaie (théorie bidon) et paradoxalement est plus libérale que les USA, tout en se condamnant à rester toujours et à jamais avec un déficit public élevé, des dettes, du chômage, une croissance médiocre et une absence totale de pouvoir et de volonté politique. La concurrence n'est pas efficace. Combien de temps encore devrons-nous accepter un tel dogme sans réagir et subir des incompétences, des mensonges, des crimes organisés à l'égard de l'humanité toute entière ainsi que de notre planète? Il y a un moment où il faut que le monde arrête d'avoir la tête à l'envers.
Voilà, si besoin je répondrai dans la journée au reste de ton message. Mais l'essentiel est montré ici, je crois.
Silverwitch