silverwitch a écrit:D'accord, mais ça veut dire quoi exactement mobile dans l'immobilité ? J'avais bien compris l'image du hamster dans sa roue, mais on revient à la question de la subjectivité: à aucun moment le film ne montre autre chose que cette absence de réalité.
Pas d'accord. La rencontre avec sa voisine et son gamin amorce déjà un retour au monde réel. Il y a ensuite le braquage qui foire et la mort du mari de la fille. La manière de filmer à ce moment rompt avec toute "esthétisation". Le type sort, il marche et se prend une balle. Plan fixe, simplicité. On n'est plus dans le jeu vidéo, même si on y replonge juste après dans le "cocon" familier de la voiture.... "son" univers. Il y a aussi la scène de l'ascenseur, où il prend conscience à travers le regard de son amie de sa bestialité (d'où le recours au masque pour éliminer ses derniers ennemis, comme pour marquer une distinction entre l'homme et la brute animale). La dernière étape enfin, c'est le plan de fin. Ce coup de couteau qui aurait pu être fatal, qui l'a profondément meurtri, mais dont il se relève. Là aussi, on est sorti du jeu, peut-être même définitivement... finalement ce "driver" est un mort-vivant (d'où l'idée aussi de la mobilité dans l'immobilité), qui a rompu partiellement avec le monde réel, la vie sociale, et qui tente de revenir à la surface, de retrouver la vie. Ce que tu expliquais en parlant de conte de fées inversé. C'est que souligne le générique de fin... "real human being".
Pour le dire autrement, comment sais-tu que le personnage est dans un espace clos, si le film ne montre aucune différence entre cet espace clos et la réalité extérieure ?
On a des différences qui sont assez nettement marquées, dans le choix des focales, l'utilisation quasi-fantasmagorique de la musique, dont les textes font écho aux pensées du personnage ("Nightcall" après sa "mission", "Real Hero, real human being" quand il se balade à toute blinde avec la femme et l'enfant, "I don't eat, I don't sleep, I do nothing but think of you" quand le mec de la femme qu'il convoite retourne au bercail). A contrario, on a des scènes au réalisme cru, où Winding Refn rompt quelque peu avec son style pompier : la mort du mari lors du braquage, le massacre du type dans l'ascenseur (ou le regard terrorisé de la fille surprend et désarçonne notre héros), la confrontation avec les deux mafieux... la scène où, masqué, il vient tuer - achever même - le personnage joué par Ron Pearlman sur la plage, est très impressionnante, car d'une totale sobriété... cadre large, violence brute, froide presque maladroite... on arrive presque à prendre en pitié le mafieux, c'est le héros masqué qui fout les jetons (le masque évoque d'ailleurs les codes du "slasher movie", le Jason des "Vendredi" 13 ou le Michael Myers d'"Halloween"... des personnages de "méchants"). La réalisation ne magnifie pas la vengeance, la violence, ni le personnage, bien au contraire. Quand on voit la scène, on se dit vraiment que ce type est quand même un sacré barjot. On ressent un vrai malaise. On a donc bel et bien un regard extérieur et distancié dans cette séquence.
Je n'ai pas écrit qu'il n'y avait pas une crise du lien social ou d'un modèle de société qui atomise les individus, mais ce n'est pas ce dont parle le film.
Un peu quand même. Le film parle aussi des petites gens en mode survie. Le mari taulard de la fille n'est pas une ordure, un sale type, bien au contraire... juste un gars qui pour survivre et nourrir sa famille doit se compromettre avec des gens peu fréquentables, dont il devient l'obligé, comme dans une spirale infernale. Ce type n'est ni un héros, ni un salaud, un type lambda - il se prénomme d'ailleurs "Standard" - prisonnier de sa vie et ses mauvaises fréquentations.
À aucun moment. La société n'existe pas, sinon quelques individus (qui n'évoluent ni ne changent, des clichés) liés par des relations affectives ou d'intérêt.
C'est aussi une lecture du monde contemporain. Si la société existait dans le film, comment expliquer qu'un taulard replonge dans la criminalité à peine sorti de prison. C'est une réalité, celle que décrivait déjà Alfred Döblin dans "Berlin Alexanderplatz"... roman sur l'effritement et la déliquescence de la société allemande des années 20-30. Je trouve que le personnage du mari échappe d'ailleurs très justement aux clichés. Winding Refn nous prend un peu à contre-pied avec lui. On apprend pour commencer que la mignonne voisine a un mari taulard. On s'imagine une brute qui la tabasse, un gros enfoiré, on découvre au contraire un type plutôt sympathique et attachant.
Ce n'est pas ouvert, puisque comme tu l'as analysé le personnage du film vit dans un univers clos. Il est revenu au point de départ et rien dans le film n'indique ou ne peut laisser croire à une métamorphose du héros, ou même à une simple transformation. On voit bien qu'il y a une hésitation possible, puisque le film commence véritablement (après la séquence inaugurale de jeu vidéo) par une rencontre. Mais cette rencontre ne débouche sur rien. Et c'est bien le problème du film: il ne croit pas à la société, il ne croit pas au monde, il ne croit même pas à l'histoire qu'il nous raconte.
La fin reste en pointillés effectivement... on peut l'interpréter comme toi effectivement (je touche ma blessure, je suis indestructible, je reprends ma bagnole et banzaï, retour dans la roue du hamster !) ou totalement différemment : je touche ma blessure, je me rends compte que je ne suis pas passé loin, je me rends compte que la vie n'est pas un jeu vidéo, j'arrête les conneries et je pars rejoindre la fille (si tant est qu'elle veuille de moi, vu ce que j'ai mis dans la gueule du type dans l'ascenseur).
Je dois dire que cette séquence me laisse perplexe. Il me semble que tu décris assez exactement la violence: monstrueuse. C'est-à-dire que la violence fait déborder le cadre, mais elle n'opère à aucun moment un retour au réel.
De manière brève, dans le regard apeuré et terrifié de la fille (alors que le bon gros cliché dans ce genre de film aurait été qu'elle remercie le héros de l'avoir sauvée).
Je ne comprends pas non plus la juxtaposition du baiser fougueux et du meurtre. L'un comme l'autre semblent être de l'ordre de la violence: comme un enfant il se sert ?
Je ne trouve pas que le baiser fougueux relève de la violence... déjà la fille est plus que consentante, et ça intervient après un long et chaste flirt, les deux n'attendent que ce moment là mais se l'interdisent. Tout au plus, on peut y voir une forme de narcissisme du héros - appuyé par le rétrécissement du champ de vision et la lumière fantasmagorique - qui se fantasme en défenseur de la veuve et de l'orphelin, mais il y a aussi une vraie sincérité chez lui : il aime cette fille et veut la protéger. Il y a de l'urgence de ce baiser qui apparaît à la fois comme une forme d'aboutissement - de feu d'artifice - mais aussi d'adieu (l'ennemi mortel est déjà dans la place, il empiète même dans l'espace intime). C'est ce sentiment d'urgence - teinté à la fois d'exaltation et de désespoir - qui explique d'ailleurs le déchaînement quasi-animal de violence qui s'ensuit.
Au-delà de ce postulat un peu nihiliste, que peut-on retenir d'un film qui ne dit rien sur ce qui devrait être selon toi son sujet (l'immaturité, l'isolement, la perte du réel) ?
Il montre quand même un monde désespérant, quasi-darwinien, peuplé de gens paumés conduits à certaines extrémités pour survivre et conserver leur maigre place dans la société de consommation. La fuite en avant, l'enfermement sur soi, la perte du réel n'en sont qu'un des symptômes.
Un exercice de style ?
Je ne crois pas du tout. Parce que "Drive" s'inscrit en droite ligne de "Bronson" ou "le Guerrier Silencieux", les précédents films de Winding Refn, marqués par l'obsession du déclin, de la déliquescence sociale, qui pointe la violence civilisationelle du monde occidental. D'ailleurs ce qui m'a bluffé avec "Drive", c'est qu'il ait pu transformer un film de commande et un scénario aussi basique en une oeuvre aussi personnelle et intelligente.
Oui, mais le grain de sable ne vient pas.
Mais il vient ensuite.
Pour préciser mon sentiment, la réalité cinématographique fonctionne parce qu'elle fait coexister différents niveaux. Je ne critique pas le fait que le personnage de Ryan Gosling se prenne pour une figure de jeu vidéo (et qu'il soit donc à la fois inexpressif, un peu bovin et immature), mais que tout ce qui est montré dans le film obéisse à cette subjectivité. Quel intérêt a cette séquence et que vient-elle faire dans le film, si la réalité extérieure n'a aucune incidence ou plutôt qu'elle est soumise aux désirs du personnage principal ? Tout le film fonctionne sur ce point de départ que je ne peux cautionner.
Il ne s'agit que d'un point de départ. La réalité extérieure resurgit de manière brutale par la suite.