Marlaga a écrit:Désolé Silver, mais si je regarde un film comique, c'est pour rire. Donc s'il me fait rire, il est bon et s'il ne me fait pas rire, il est mauvais. Idem pour les autres genres.
Je veux bien te croire, mais ça n'a aucun intérêt, sinon pour toi. Et cet usage psychologique des films est anéanti par l'existence d'une autre subjectivité. Que se passe-t-il si quelqu'un ne rit pas au film qui t'a fait rire ?
J'écris tout ça, mais j'ai l'impression que tu t'enfermes à essayer de démontrer ce que tout enfant sait comme indémontrable: on aime ce que l'on aime et l'amour n'a pas à se justifier. Le problème c'est que tu discutes de critères à vocation objective: bon ou mauvais.
Marlaga a écrit:Et ça peut s'appliquer au cinéma comme à d'autres supports. Tu ne peux pas juger un film sans penser au but qu'il recherche et à la réalisation ou non de ce but.
Je peux, et je le prouve. Quel est le but d'une création artistique ? Elle n'en a pas d'autre qu'elle même. Quelle est l'intention de l'auteur d'une création artistique ? Nul ne le sait, souvent le créateur l'ignore. D'ailleurs, contrairement à l'opinion entendue, l'artiste n'est pas celui qui à
quelque chose à dire, mais celui qui a à
quelque chose à faire. L'artiste
oeuvre, il crée, il ne dit pas. Si l'on poursuit cette proposition logique, l'auteur a pour intention l'oeuvre, plus que l'impression qu'elle éveille en
nous (le nous n'est pas à envisager ici comme une addition de
subjectivités, mais comme la modélisation d'un spectateur idéal).
Marlaga a écrit:Tu intellectualises le cinéma comme s'il se réduisait au cinéma d'auteur ayant une vision particulière du monde à montrer et un message à faire passer. 99% de la production cinématographique n'est pas à voir et à analyser ainsi.
Tu n'as pas lu ce que j'ai écrit ? Tous les films, les films les plus nuls compris, disent quelque chose, parce que toute représentation esthétique a un point de vue. Pour en revenir à ce que j'écrivais plus haut, il faut relire ce qu'a écrit Edgar Allan Poe à ce sujet, dans
Genèse d'un poème:
Selon Poe, le principal
effet d'une poésie est la Beauté:
"Une beauté de n’importe quelle famille, dans son développement suprême, pousse inévitablement aux larmes une âme sensible. La mélancolie est donc le plus légitime de tous les tons poétiques". Pour composer son poème, il cherche
"quelque pivot sur lequel pût tourner toute la machine" et il découvre que, de tous les effets artistiques,
"aucun n'avait été plus généralement employé que celui du refrain". Il trouve ainsi et se demande:
"J’étais donc enfin arrivé à la conception d’un corbeau, — le corbeau, oiseau de mauvais augure ! — répétant opiniâtrement le mot Jamais plus à la fin de chaque stance dans un poëme d’un ton mélancolique et d’une longueur d’environ cent vers. Alors, ne perdant jamais de vue le superlatif ou la perfection dans tous les points, je me demandai : De tous les sujets mélancoliques, quel est le plus mélancolique selon l’intelligence universelle de l’humanité ? — La Mort, réponse inévitable. — Et quand, me dis-je, ce sujet, le plus mélancolique de tous, est-il le plus poétique ? — D’après ce que j’ai déjà expliqué assez amplement, on peut facilement deviner la réponse : — C’est quand il s’allie intimement à la Beauté. Donc, la mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde, et il est également hors de doute que la bouche la mieux choisie pour développer un pareil thème est celle d’un amant privé de son trésor.
J’avais dès lors à combiner ces deux idées : un amant pleurant sa maîtresse défunte, et un corbeau répétant continuellement le mot Jamais plus" .
À partir de là, tout s'enchaîne dans la composition, le lieu de la rencontre:
"Le point suivant à considérer était le moyen de mettre en communication l’amant et le corbeau, et le premier degré de cette question était naturellement le lieu. Il semblerait que l’idée qui doit, en ce cas, se présenter d’elle-même, est une forêt ou une plaine ; mais il m’a toujours paru qu’un espace étroit et resserré est absolument nécessaire pour l’effet d’un incident isolé ; il lui donne l’énergie qu’un cadre ajoute à une peinture".
Si l'amant est dans sa chambre, comment y faire entrer l'oiseau et ainsi de suite:
"Le lieu ainsi déterminé, il fallait maintenant introduire l’oiseau, et l’idée de le faire entrer par la fenêtre était inévitable. Que l’amant suppose, d’abord, que le battement des ailes de l’oiseau contre le volet est un coup frappé à sa porte, c’est une idée qui est née de mon désir d’accroître, en la faisant attendre, la curiosité du lecteur, et aussi de placer l’effet incidentel de la porte ouverte toute grande par l’amant, qui ne trouve que ténèbres, et qui dès lors peut adopter, en partie, l’idée fantastique que c’est l’esprit de sa maîtresse qui est venu frapper à sa porte.
J’ai fait la nuit tempêtueuse, d’abord pour expliquer ce corbeau cherchant l’hospitalité, ensuite pour créer l’effet du contraste avec la tranquillité matérielle de la chambre.
De même j’ai fait aborder l’oiseau sur le buste de Pallas pour créer le contraste entre le marbre et le plumage ; on devine que l’idée du buste a été suggérée uniquement par l’oiseau ; le buste de Pallas a été choisi d’abord à cause de son rapport intime avec l’érudition de l’amant, et ensuite à cause de la sonorité même du mot Pallas".
Voilà un texte extraordinaire qui nous montre à quel point, la création artistique est liée aux mathématiques plus qu'au sentiment. Toute personne qui s'intéresse à la création artistique devrait méditer cette leçon.
La Genèse d’un poème