Ambrose a écrit:silverwitch a écrit:
C'est assez vrai, d'ailleurs ! Je me fais souvent la réflexion que cette Europe du marché (en vérité, l'Europe des spéculateurs, l'Europe de l'argent, l'Europe des affaires) ressemble étrangement à l'univers communiste de mon enfance: une bureaucratie omniprésente et omnipotente qui se mêle des aspects les plus triviaux de notre existence, une Europe néo-libérale où le retour des files d'attente devant les magasins est désormais interprété comme un signe de succès ou de bonne santé.
U
Moi ça me déprime tout ça...Surtout que je ne vois aucune porte de sortie.
Par le haut ! Il faut sauver en nous ce qui aspire à mieux, refuser de se laisser gangréner par le
nihilisme. Pour revenir à ce que je te disais tout à l'heure à propos du cadre et de la peinture, je crois que c'est en notre for intérieur qu'il faut découvrir et cultiver ce qui permet une
ouverture hors de soi, pour échapper à sa condition et à sa finitude. C'est ce poème de Baudelaire, un de ses dernières poèmes en prose, que d'aucuns trouvent trop déprimant et que je trouve au contraire, vivant:
Any where out of the world
Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poële, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
«Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'aller d'habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir!»
Mon âme ne répond pas.
«Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons?»
Mon âme reste muette.
«Batavia te sourirait peut-être davantage? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale.»
Pas un mot. -- Mon âme serait-elle morte?
En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. -- Je tiens notre affaire, pauvre âme! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer!»
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: «N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde!»
Si tout ça te déprime, il faut que
ton âme fasse explosion ! Ce mouvement d'envol de l'âme est aussi important que l'endroit où elle se pose, et c'est du haut vers le bas, de l'âme au corps que l'esprit s'anime et se meut.
Exister c'est ça, un mouvement perpétuel qui nous projette hors de nous-même, hors du monde: en latin,
ex-istentia.
C'est pour cette raison qu'on a besoin d'un
cadre (les cadres dont on parlait notamment à propos des identités des nations européennes), le cadre c'est la fenêtre qui permet à l'âme d'avoir une ouverture pour s'élever hors de la prison du monde, du cachot du
moi.
Alors le reste suivra: espérer, lutter, vouloir, aimer enfin ! Et rien ne pourra nous arrêter parce que comme Witt, le soldat de la
Ligne Rouge, nous aurons vu un
autre monde:
I've seen another world.