Au Sarkozistan, l'étrange promotion du paria Juppé
Pourquoi lui ? Pourquoi là ? Pourquoi maintenant ?
L'Homme Fort n'a jamais aimé l'Armée. Ce suceur de chocolats englobe les militaires dans son mépris hâtif de tous les corps constitués et, plus généralement, de tout ce qui n'est pas Lui.
Il a humilié des généraux. Il a ri dans une cérémonie d'obsèques. Il a fait traquer par sa police secrète le moindre mouvement de rebellion, lors de la grande fermeture de casernes.
Lui qui ne se détend qu'en compagnie de chanteurs et de milliardaires, ne comprend pas ces ternes besogneux galonnés qui n'ont d'ailleurs pas gagné une guerre depuis près d'un siècle (et depuis deux siècles, sans les puissants alliés américains).
Aussi, beaucoup s'interrogent: quelle intrigue se cache sous la nomination d'un politicien très impopulaire, par ailleurs délinquant condamné, l'ancien Numéro Deux Juppé, au ministère de l'Armée ?
Juppé, à lui tout seul, incarne jusqu'à la caricature toutes les tares du système politique de l'Etat voyou.
Comprendre Juppé, c'est comprendre le Sarkozistan, dans son essence profonde.
Ce nomenklaturiste coupant, qui respire dans les Palais officiels, vit dans les logements réservés, et se déplace dans les jets gouvernementaux depuis son âge le plus tendre, a fait toute sa carrière sous l'aile de l'ancien Homme Fort Chirac, notamment dans la place forte de la Mairie de Paris. Après son accession au pouvoir, Chirac l'a hissé au poste de Numéro Deux. Ayant, par son intransigeance, échoué à faire adopter une réforme des retraites, il a dû démissionner après des élections perdues. Entretemps, on avait appris que son fils bénéficiait, à un tarif défiant toute concurrence, d'un appartement de la Mairie de Paris, d'une superficie de 189 m2, dans un des quartiers les plus prisés de la capitale. Juppé lui-même avait signé de sa main un ordre de réduction du loyer de son fils.
Alors que tous les dignitaires de cette dynastie destituée ont manoeuvré pour échapper aux foudres de la très lente Justice du pays, Juppé n'a pu échapper à un châtiment symbolique, pour toutes les années où le parti au pouvoir vivait aux crochets de la mairie, et des oligarques désireux de s'attribuer des marchés publics. Pour financement illégal du groupe au pouvoir, il a été condamné à dix ans d'inéligibilité. En appel, ces dix ans ont été ramenés à un an.
Pendant cette année, il a tenté de se faire oublier en allant donner des cours d'administration publique au Canada. Les médias locaux, émerveillés, ont relaté cette année comme s'il s'agissait d'une déportation au Goulag (Juppé pelletait lui-même la neige devant son humble demeure).
Sa pénitence passée, Juppé revient du Canada. Comme il n'a pas pris goût à l'enseignement, ne sait manifestement exercer aucun vrai métier, et qu'il ne serait pas conforme à son rang de moisir dans un placard de ministère, il se fait ré-élire maire de Bordeaux.
Comment, avec sa batterie de casseroles, a-t-il convaincu les électeurs bordelais ? On aborde là le mystère Juppé.
Non dénuée d'un charme désuet, Bordeaux est une ville située au coeur d'une zone tribale de la côte Sud-Ouest, et contrôlée par quelques clans, dont les fortunes sont fondées sur deux piliers : jadis, les traites négrières, et aujourd'hui le vin. On produit dans la région les vins les plus raffinés et les plus coûteux du pays (le vin, mythologie nationale, est à l'origine de l'alcoolisme endémique du Sarkozistan, mais de puissants intérêts interdisent toute tentative sérieuse d'éradication du fléau). L'été, les clans bordelais se soustraient aux regards dans de somptueuses datchas d'un petit paradis nommé le cap Ferret, dont ils ne sortent qu'aux premiers jours de septembre. Comme dans toutes les principales villes de l'Etat voyou, on y déteste le tapage et la brutalité de la capitale, et c'est sans doute pourquoi le paria Juppé y a été si bien accueilli.
En arrivant à Bordeaux, Juppé a servi aux clans locaux le discours qu'ils attendaient : il resterait parmi eux. Il serait l'un des leurs. Jamais au grand jamais, il ne voudrait goûter à nouveau aux poisons de la politique nationale. Il les défendrait contre la capitale. Et ça prend. Remisées, les voitures à chauffeur. Le nouveau Juppé roule en vélo dans les rues de la ville. Il fait même preuve, dans son blog, d'une certaine indépendance d'esprit. Il ose par exemple estimer que la guerre d'Afghanistan, dans laquelle le petit Etat s'est engagé (sans que jamais le Parlement croupion en débatte) pour complaire à son puissant allié américain, est "une impasse". Le maintiendra-t-il ?
Mais il s'ennuie. Ses soupirs s'entendent jusque dans la capitale. Et le voilà donc nommé ministre, à un poste où le ministre ne sert apparemment à rien: l'Armée. Est-ce à dire qu'il n'est nommé que pour le symbole, et parce qu'il représente pour l'Homme Fort aux abois une prise de guerre toujours appréciable à la dynastie précédente ?
Peut-être. Mais peut-être aussi faut-il en chercher les raisons ailleurs. Par exemple, dans le scandale de l'attentat de Karachi, dont nous vous entretenions le mois dernier. Ce scandale, qui déchire les clans rivaux qui se succèdent au pouvoir, couve depuis des années, et semble soudain, en cet automne, menacer directement l'Homme Fort. Manifestement, en dépit des proclamations, le Pouvoir ne livre les informations qu'au compte-gouttes, aux juges comme aux parlementaires. En nommant à la tête de l'Armée l'ex-janissaire du clan rival chiraquien, quel est le calcul machiavélique de l'Homme Fort ? Simplement le neutraliser ? S'en faire un rempart ? Le prendre en étau entre ses deux fidélités successives ? Les prochains jours le diront, qui risquent de voir l'ex-Numéro Deux renouer avec ses vieilles connaissances, les juges.
A peine nommé, Juppé a d'ailleurs expliqué qu'il n'a d'autre but que d'assurer le triomphe du Numéro Un, au prochain plebiscite.
Hors le scandale de Karachi, le retour de Juppé est aussi une belle promesse de nouvelles casseroles. Sa femme, Isabelle, est salariée de l'oligarque marchand d'armes Lagardère, alors qu'il est ministre de l'Armée. Pour l'instant, nul n'a prononcé le mot de "conflit d'intérêts". Mais parions que cela ne saurait tarder.
Autre question: à combien se montera le salaire du nouveau ministre ? Avant sa nomination, il cumulait déjà une retraite d'inspecteur des finances et une exorbitante retraite de parlementaire, avec un traitement de maire et des indemnités de "président de communauté urbaine" (une des multiples inventions de la nomenklatura pour multiplier les sinécures). Son traitement de ministre va-t-il s'y ajouter ? Va-t-il renoncer à l'un de ses avantages ? Pour calmer l'opinion, le Numéro Deux avait exigé de tous ses ministres, voici quelques mois, qu'ils renoncent à leur retraite de parlementaire. Cette exigence va-t-elle s'appliquer à Juppé ? Chacun, jusqu'ici, et la presse la première, a soigneusement évité le sujet.
Mensonges, cumul, conflit d'intérêt, cynisme, reniements, impunité: Juppé, c'est le Sarkozistan éternel et profond. Mais ici commence le mystère de notre personnage. A la stupéfaction du visiteur étranger, cet exécutant froid a réussi à créer autour de lui un vague et inexplicable halo de romantisme. A la différence des faucons traditionnels comme Hortefeux, Juppé n'est pas haï. Faut-il croire que ce peuple aime sa servitude ? D'après certains observateurs avisés, Juppé devrait cette indulgence à sa démangeaison littéraire. Dans une de ses périodes de disgrâce, il a notamment publié un livre intitulé "la tentation de Venise", dans lequel, très sérieusement, dans un style sec qui a ses défenseurs, le nomenklaturiste confessait qu'il lui arrive d'être effleuré par le désir de tout plaquer. Nul ne le prend évidemment au sérieux, et toute la carrière de Juppé est marquée par la tentation des passe-droits et des petits avantages, plutôt que par celle de la fuite. Mais par cet aveu un peu ridicule, Juppé s'est-il acquis une sorte d'impunité affective à basse intensité, plus protectrice finalement que toutes les murailles qu'érige la Nomenklatura autour de ses privilèges ? Il est des mystères que l'étranger doit renoncer à percer.