f1pronostics a écrit:Silver, tu l'auras compris, j'essaie d'insinuer qu'il serait temps d'avoir la volonté de refaire de l'artisanat.
Il me semble évident qu'il y a une contradiction entre les intérêts économiques et le processus de création artistique.
Distribuer worldwide, pour quoi faire à priori?
F1pronostics,
Sur le concept, la
relocalisation, je suis bien évidemment d'accord. Dans les faits, appliqué au cinéma, ce raisonnement m'apparaît comme une impasse. Le cinéma, depuis son origine ou presque a toujours eu un pied dans l'industrie et un pied dans l'artisanat, et plus encore il a toujours concerné les masses. On pourrait dire que c'est une propriété de ce medium. Qu'on le veuille ou non, le cinéma naît de progrès scientifiques appliqués à des pratiques industrielles, c'est inséparable.
Mais plus important, c'est sur le plan artistique que je suis en désaccord. Le cinéma est aussi lié à une mondialisation de la culture, depuis la rivalité technique entre les Lumière et Edison, depuis le pillage de Méliès par ce même Edison, et c'est à travers le coût nécessaire d'un film que je vois aussi ce qui, un temps, a sauvé le cinéma des deux écueils qui guettent de nombreux arts: le ghetto de l'amateurisme et le ghetto avant-gardiste.
Cela oblige(ait) le cinéma à conserver un lien avec le grand public ainsi qu'à une certaine rigueur, un métier comme on dit, parce qu'on n'improvise pas le travail technique et qu'il demande du temps et une équipe compétente. Évidemment le choix n'est pas qu'entre le modèle qui a cours à
hollyweird et un cinéma amateur. De nombreux modèles existent, et la France a inventé depuis longtemps son propre modèle qui a fait l'admiration du monde. Il y aura correction un jour ou l'autre, puisque les modèles mondialisés sont transformés en machine à abrutir, mais cela tu l'as compris, le cinéma ne peut le faire seul. C'est le monde qui doit changer pour que le cinéma puisse changer.
J'essayais déjà d'expliquer ce point dans un précédent message à Shunt, je le recopie ici, si ça ne te dérange pas:
Qu'un film comme "Eyes Wide Shut" (Kubrick) ou "La Ligne Rouge"(Malick) soit une sortie mondiale, un budget conséquent et une affiche de vedettes n'en fait pas par principe un meilleur ou un moins bon film que "Le Goût de la Cerise" (Kiarostami), que "Three Times" (Hu Hsiao Hsien) ou que "Flandres" (Dumont). Je prends ici volontairement des films que je considère comme des grands films (et qui appartiennent à des sphères très différentes).
Il faut simplement reconnaître que cette question n'est absolument pas liée à la création d'une oeuvre d'art, contrairement à ce que certains présupposés idéologiques pourraient le faire penser. De plus, tu confonds les aspects techniques (le cinéma est d'abord une technique, un outil) qui précèdent à la création de l'oeuvre (et en sont une condition nécessaire), la pratique concrète (qui s'apparente à un artisanat) et la distribution. Toutes ces questions sont en fait relativement indépendantes les unes des autres et ne disent rien sur la qualité d'une oeuvre. Elles ne sont pas prédictives.
Enfin, tu confonds le singulier et le commun. Le cinéma (comme les autres arts) est principalement commun, un produit. La création d'une oeuvre véritable est un miracle, une conjonction qui tient de l'extraordinaire. Et cela ne tient en rien à une question économique, ni même technique. La médiocrité du cinéma ne tient en rien à son origine technique (même si les effets pervers eux, si).
Il faudrait établir une double frontière pour comprendre l'essence du cinéma (en tant qu'art): l'invention des Lumière (le cinéma tel que nous le connaissons) est la projection collective qui a triomphé du kinétoscope (ou peep-show) d'Edison, qui fait figure d'ancêtre de la télévision (une seule personne visionne l'image dans une fenêtre). Alors que l'invention des Lumière avait gagné, nous assistons aujourd'hui à un renversement.
La seconde frontière est celle qui sépare l'art de la technique: les frères Lumière ont inventé une technique qui par miracle a donné un art. Et dès le début, la possibilité technico-industrielle a mis en danger la possibilité même d'une création artistique cinématographique véritable: il n'est qu'à rappeler qu'à l'aube de l'art cinématographique, "Le Voyage dans la Lune" de Méliès (oeuvre de l'esprit) est piratée par Edison et dupliquée et distribuée partout, ce qui provoque la ruine de Méliès et la fortune d'Edison (inventeur battu mais financier de génie). Tout est déjà résumé ici, Shunt, tu ne crois pas... La lutte inégale entre un auteur dont l'oeuvre doit être protégée et la rapine.
Aujourd'hui on aperçoit de manière plus évidente que jamais la double ou triple contrainte qui pèse sur nous: la technique (soumise à un retour en arrière vers le peep-show, des écrans individuels),le règne de l'argent qui s'accompagne du mépris de l'oeuvre et de la création artistique, ainsi que le retour à la valeur initiale de l'invention technique: le contrôle et l'abrutissement (le dressage). Il n'est qu'à citer le magnifique texte de Milan Kundera (écrit pour le centenaire du cinéma et republié dans son dernier essai), le texte le plus pénétrant que j'ai lu sur le sujet:
"C'est au temps de cette dernière période que Fellini a violemment affronté Berlusconi en s'opposant à sa pratique de laisser interrompre les films, à la télévision, par de la publicité. Dans cet affrontement, j'ai distingué un sens profond: vu que le spot publicitaire est aussi un genre cinématographique, il s'agissait là de l'affrontement entre deux héritages des frères Lumière: l'affrontement entre le film en tant qu'art et le film en tant qu'agent d'abêtissement. On connaît le résultat: le film en tant qu'art a perdu.
L'affrontement a connu son épilogue en 1993 quand la télévision berlusconienne a projeté sur ses écrans le corps de Fellini, nu, désarmé, en agonie (coïncidence étrange: c'est dans "La Dolce Vita", de 1960, que lors d'une scène inoubliable la fureur nécrophile des caméras a été saisie et montrée, prophétiquement, pour la première fois). Le tournant historique s'achevait: en tant qu'héritiers des frères Lumière, les orphelins de Fellini ne pesaient plus grand chose. L'Europe de Fellini était écartée par une toute autre Europe."
Alors oui, il y a bien une différence de nature entre l'Art et la Technique (et pas entre l'Art et l'Industrie), tout art véritable s'oppose à la technique auquel il est pourtant lié dès sa naissance. La Technique vise à transformer le Monde, quand l'Art ou une image cinématographique a pour fonction même la production du sur-réel: projection d'un autre monde sur le mur de la réalité. Un écran fait écran quand un autre libère. C'est par la fin que le cinéma pouvait s'éloigner de la rapine et de la bêtise: mais cela on ne peut le comprendre que si l'on s'attache à préserver cette fragile création de l'esprit, que si l'on s'oppose au totalitarisme galopant qui veut réduire le cinéma à sa possibilité technique.
On ne peut sauver le cinéma que si l'on comprend où son originalité se situe et en quoi cette originalité trouve son origine dans un mouvement ininterrompu: la conscience d'un auteur et de sa singularité. Et je cite toujours Kundera, dans "Les Testaments Trahis", qui en 1993 donc bien avant le piratage généralisé et internet avait bien compris ce qui était en jeu (et ce qui est en jeu depuis Méliès et Edison comme je le rappelle):
"Dans ce nouveau climat, ceux qui transgressent les droits moraux des auteurs (les adaptateurs de romans; les fouilleurs de poubelles ayant fait main basse sur les éditions dites critiques des grands auteurs; la publicité dissolvant le patrimoine millénaire dans ses salives roses; les revues republiant tout ce qu'elles veulent sans permission; les producteurs intervenant dans l'oeuvre des cinéastes; les metteurs en scène traitant les textes avec une telle liberté que seul un fou pourrait encore écrire pour le théâtre; etc.) trouveront en cas de conflit l'indulgence de l'opinion tandis que l'auteur se réclamant de ses droits moraux risquera de rester sans la sympathie du public et avec un soutien juridique plutôt gêné car même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l'esprit du temps."
Ce n'est pas une question législative, pas plus que politique, pas plus que liée à la modernité ou même à internet finalement: c'est le combat toujours recommencé entre ceux qui veulent préserver la possibilité pour l'homme de s'élever et les fossoyeurs de la pensée. C'est là qu'est la Création véritable: une victoire arrachée de haute lutte à la mort.