https://www.lejdd.fr/Culture/woody-allen-au-jdd-faire-un-film-en-france-est-une-facon-de-dire-merci-4148690
Pourquoi un nouveau film à Paris ?
Toutes les excuses sont bonnes pour passer du temps dans cette ville qui m’inspire ! J’ai d’abord pensé faire jouer cette nouvelle histoire par des acteurs américains. Mais je me suis dit : « Et pourquoi je ne la tournerais pas en français ? » J’ai toujours rêvé d’être un cinéaste européen, et la plupart des films qui m’ont donné envie de faire ce métier étaient français. Tout en sachant que le film rapportera moins d’argent aux États-Unis, car le public là-bas n’aime pas les sous-titres… Mais je me suis dit que ce serait amusant, alors j’ai eu envie de relever le défi.
Comment écrit-on des personnages purement français quand on est américain ?
Les émotions sont les mêmes partout. J’ai imaginé le scénario en anglais, puis je l’ai donné à traduire. L’enjeu est que mes héros parisiens soient crédibles, même si le regard que je pose sur eux reste celui d’un New-Yorkais. En plateau, j’ai autorisé les comédiens à changer les dialogues quand ils estimaient qu’ils sonnaient faux.
Pouvez-vous nous parler de l’intrigue ?
Je peux simplement vous dire qu’il s’agit d’un film policier, une histoire sérieuse de crime et de châtiments. Avec une dose de romance, bien sûr. Sans doute parce que lorsque j’écrivais j’étais coincé chez moi, angoissé et privé de sorties à cause de la pandémie.
Comment avez-vous choisi vos acteurs français ?
J’étais à New York et j’ai mandaté un directeur de casting à Paris. J’ai reçu une vidéo de Lou de Laâge et je me suis dit en la découvrant si émouvante : « Qui est cette fille si belle et qui en plus joue bien la comédie ? » Melvil Poupaud a la classe et l’élégance que je cherchais, et Niels Schneider, dont je n’avais jamais entendu parler, se révèle un comédien très puissant. Sans parler de Valérie Lemercier, qui est une actrice vraiment merveilleuse, capable de jongler entre drôlerie et profondeur. Ils me rendent les choses faciles.
Pourtant, vous leur parlez peu en plateau…
Je ne dirige pas, je corrige [« I don’t direct, I correct »]. Je ne veux pas empoisonner leur esprit en leur soufflant des idées. Ils arrivent, ils lisent le scénario, ce sont des gens intelligents, ils savent ce qu’ils doivent faire. En soixante ans de carrière, j’ai appris que leur instinct est souvent meilleur que le mien. Il m’est souvent arrivé de voir un acteur ne pas jouer une scène comme je l’avais imaginée et d’être d’abord déçu, avant de me rendre compte au montage que c’est lui qui avait raison et de garder sa version.
Les comédiens français ont-ils un truc en plus ?
Ils ont envie de bien faire et de rendre leur réalisateur heureux, ce qui me va très bien ! Les acteurs se sont toujours montrés très gentils avec moi, je ne me suis jamais disputé en plateau avec l’un d’entre eux. Il faut dire que je ne les contredis pas : si l’un m’explique qu’il ne veut pas porter cette veste, je lui suggère d’en choisir une plus à son goût ; si une autre n’aime pas sa coupe de cheveux, je lui réponds de se coiffer comme elle veut. Le plus important, c’est que chacun se sente à l’aise pour être bon devant la caméra.
Ce tournage est-il plus compliqué que celui de Minuit à Paris ?
Il y a douze ans, le but était de créer une ambiance pour remonter le temps. Ce film-ci, j’ai d’abord pensé le réaliser dans un style très français, plein d’énergie et en noir et blanc. À la manière de Jean-Luc Godard, qui a été une inspiration pour beaucoup de cinéastes de ma génération. Mais quand je me suis lancé dans le tournage, la ville a imposé ses propres images et j’ai opté pour une approche différente. Mon but est d’attraper très vite la curiosité du public : pour une comédie, les scènes drôles doivent s’enchaîner sans temps morts ; quand il y a du suspense, il faut que les spectateurs soient suffisamment intrigués pour avoir envie de savoir ce qui va se passer ensuite. À partir du moment où ils se mettent à penser à ce qu’ils vont manger en sortant du cinéma, vous les avez perdus !
Qu’est-ce qui vous pousse à toujours reprendre la caméra ?
Quand je termine un film, je cherche spontanément une nouvelle histoire et je la tourne. Si je ne peux pas faire un autre long métrage après celui-là, bien que j’aie déjà un scénario en tête, ce n’est pas grave : je serai heureux de mettre en scène la pièce de théâtre que j’ai bouclée ou d’écrire des livres. J’ai toujours trouvé des gens pour financer mon cinéma, mais c’est difficile aujourd’hui : les spectateurs consomment désormais les films à la maison, dans leur lit… Ce n’est plus aussi excitant.
Les Parisiens se montrent gentils avec vous. Un lien particulier vous unit-il aux spectateurs français ?
Mon premier long métrage, Prends l’oseille et tire-toi ! [1969], ils l’ont aimé et ont témoigné leur soutien au jeune réalisateur étranger que j’étais. Quand j’ai osé des projets plus expérimentaux, ils m’ont davantage suivi et encouragé que le public américain. Faire un film en France est une façon de dire merci. J’espère donc que celui-ci sera réussi, même si on ne peut jamais rien prédire avant le montage… Je vous l’assure : une catastrophe est toujours possible ! Mais je ferai tout mon possible pour que ce cinquantième film, que j’ai voulu à Paris, soit un bon Woody Allen.
https://www.lejdd.fr/Culture/exclusif-le-jdd-sest-rendu-sur-le-tournage-du-prochain-film-de-woody-allen-4148689
On a beau avoir eu la chance de voir Angelina Jolie dans les célèbres studios londoniens de Pinewood s’amuser à faire des cascades dans Lara Croft – Tomb Raider, s’envoler vers Brisbane pour monter sur le galion grandeur nature du Monde de Narnia 3 et suivre les courses-poursuites de James Bond dans le désert jouxtant l’Observatoire de Paranal dans le nord du Chili le temps de quelques scènes de Quantum of Solace, se rendre sur le plateau d’un film de Woody Allen relève du fantasme ultime.
D’abord parce que le réalisateur n’a jamais voulu « ouvrir » ses tournages à la presse afin de tenir ses intrigues « top secrètes », et que les rumeurs les plus folles courent toujours : nombreux sont les acteurs à s’être sentis un brin déstabilisés face à un metteur en scène pas franchement du genre à donner de longues indications de jeu. À Cate Blanchett qui angoissait, sur Blue Jasmine, de savoir si sa prestation avait été satisfaisante, il avait répondu : « C’était très bien. De toute façon, il n’y aura peut-être plus de spectateurs dans la salle pour l’apprécier. » Et l’actrice de fondre en larmes…
Le rêve est pourtant devenu réalité le 2 novembre dernier. Le JDD a en effet été invité à suivre l’auteur de Manhattan alors qu’il réalise à Paris, depuis le 3 octobre et jusqu’à mardi dernier, son cinquantième long métrage, intitulé provisoirement « WASP 22 » (Woody Allen Secret Project) et entièrement tourné en français, même si lui ne parle qu’anglais. Ce n’est donc pas sans une grande émotion que l’on se retrouve, à 8h30 du matin, sur un marché (très) frais de la place Monge, dans le 5e arrondissement. Au milieu des étals et des premiers clients, un petit bonhomme coiffé d’un bob se tient tranquille en pleine agitation. Alors qu’il discute avec ses techniciens, il nous fait signe de le rejoindre. Poignée de main chaleureuse et gentil mot de bienvenue, mouchage de nez et éternuement. « Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas le Covid ! J’ai un rhume depuis mon arrivée et je n’arrive pas à m’en débarrasser. »
Vêtu de son éternel pantalon en velours côtelé
Emmitouflé dans un gros blouson, vêtu de son éternel pantalon en velours côtelé, il nous propose de venir à ses côtés derrière le combo (l’écran qui diffuse le retour de la caméra principale) pour visionner la scène qu’il va mettre en boîte avec Niels Schneider (Un amour impossible) et Lou de Laâge (Boîte noire). En se gardant bien de nous expliquer quels sont leurs rôles… Les deux jeunes comédiens français arrivent en discutant joyeusement, picorent quelques tranches de saucisson et repartent en se dépêchant. La prise est dans la boîte ! Woody Allen va les rejoindre pour leur adresser une remarque. On ose lui demander ce qu’il leur a indiqué : « Je voudrais qu’ils accélèrent le rythme, qu’ils jouent davantage avec leur corps. Sur ma tombe, il faudra faire graver : "Plus vite !" En salle de montage, on regrette toujours que les acteurs n’aient pas bougé et dit leurs dialogues plus rapidement. »
La deuxième fois sera la bonne, et caméras et techniciens déménagent déjà à bon rythme de l’autre côté de la rue Monge pour s’installer sur le trottoir, face à un bureau de tabac. Les commerçants, eux, n’en reviennent pas d’avoir vu Woody Allen dès potron-minet. « Il a l’air très gentil, il ne voulait pas nous déranger dans notre travail, raconte une des vendeuses de la charcuterie. C’est super qu’un réalisateur américain comme lui vienne tourner en France. » Il confirme que depuis le début du tournage les badauds dans la rue lui témoignent de la sympathie. « Ils demandent à faire des selfies. Je dis oui, bien sûr, même si je préférais le bon vieux temps des autographes… »
Cela le change sans doute de l’ambiance dans son pays natal, où il fait figure de paria à la suite d’accusations d’agression sexuelle sur sa fille adoptive Dylan Farrow. Une des raisons sans doute de sa volonté de travailler dans un pays qui a toujours apprécié son cinéma. « New York n’est plus un endroit très agréable, je suis heureux de prendre l’air ailleurs, lance Woody Allen. Nous avons eu beaucoup de chance depuis notre arrivée, avec une météo particulièrement douce et ensoleillée. Merci au changement climatique ! »
Aucune fuite sur le scénario
Tandis que sa fidèle assistante a filé à la pharmacie pour dénicher un spray nasal miraculeux, un autre homme coiffé d’un chapeau – cette fois un Borsalino –, s’affaire à l’intérieur du bar. Vittorio Storaro, chef opérateur oscarisé pour Apocalypse Now et Le Dernier Empereur, donne ses indications en italien à son steadycamer. Le technicien de 82 ans travaille avec Woody Allen depuis Café Society et vante une collaboration agréable et facile. « Il est ouvert aux propositions de tous les chefs de poste : costumes, décors, photographie… Et ce n’est pas si courant ! Mon objectif est cette fois de créer un contraste entre ombre et lumière pour refléter l’esprit des personnages. » On tente de grappiller quelques infos sur le scénario, mais la consigne est bien suivie et aucune langue ne se délie. « Vous êtes une petite maligne, vous, rigole le pétulant Italien. Mais personne ne vous dira rien : le châtiment serait terrible ! »
Tandis que le charmant couple d’acteurs, qui s’est changé et qu’on devine être les personnages principaux, répète dans son coin, Woody Allen doit composer avec la circulation intense, entre les camions poubelles et les bus qui s’arrêtent à l’arrêt tout proche, et lancer la scène entre deux feux verts. Mais un véhicule de pompiers passe en trombe sirène hurlante, des passants n’ont pas été bloqués à temps, et voilà l’homme qui tourne plus vite que son ombre contraint d’enchaîner sept prises ! « Je n’aime pas ça, je suis un metteur en scène fainéant ! On passe tellement de temps à attendre, dans ce métier… Et puis les choses perdent de leur naturel avec la répétition. »
Il prend quand même le temps de dire deux mots en anglais avec ses interprètes français à l’écoute comme de jeunes élèves et repart en trottinant derrière son écran. « Même sans le comprendre, on sait si un acteur étranger est bon ou mauvais. » Sa fille Manzie, qui travaille à ses côtés comme assistante de production, lui propose de s’asseoir, mais celui qui fêtera le 1er décembre ses 87 ans préfère rester debout. « Elle ménage son vieux père. C’est agréable de travailler en famille. Et elle parle parfaitement votre langue, car elle a grandi avec des nounous françaises. »
Jouer de la clarinette
Au bout de deux heures, toute l’équipe déménage dans un joyeux brouhaha. Nous voilà à suivre les flèches orange fluo marquées de WASP 22 pour arriver devant une boutique de fleurs rue Daubenton. Il est 10h30 et les piétons, désormais plus nombreux à déambuler dans le quartier touristique, s’arrêtent pour regarder ce qui se passe. Vittorio Storaro gesticule dans le magasin : l’homme au Borsalino finit par aller consulter l’homme au bob et ça chauffe sous les chapeaux pour mettre un point final à la scène. Tout s’est enchaîné sans problème et la coupure déjeuner arrive dès 11h30. Après un tour à la cantine, le cinéaste décide de rentrer se reposer deux petites heures à l’hôtel Le Bristol, où il réside (comme à chaque fois qu’il vient à Paris) avec sa femme, Soon-Yi.
Retour à 14h30 rue de l’Odéon pour continuer la journée. De grandes bâches noires et un rail de travelling ont été installés face à la librairie et à la boutique d’antiquités, presque voisines. Melvil Poupaud, manteau sombre élégant et lunettes de soleil, a rejoint Niels Schneider et Lou de Laâge. Très à l’aise, il tente de bavarder avec le cinéaste américain, qui se débrouille pour s’échapper et rejoindre sa sœur et son épouse venues lui rendre visite en plateau. Ça tourne dans le calme et la bonne humeur, Woody Allen est toujours debout mais un peu à l’écart, le nez baissé vers le bitume, dans sa bulle et ses pensées.
La journée se finit pile dans les temps, vers 17 heures. « C’est bien, même si ce n’est pas un impératif. Je veille à rester dans une économie réduite, alors on s’est débrouillés pour trouver des lieux de tournage assez proches. » Woody Allen a hâte de quitter son combo pour aller jouer de la clarinette à l’hôtel « si [son] rhume va mieux ». Nous, on passerait bien encore quelque temps par-dessus son épaule à le regarder faire son cinéma.
Hugues